L’artiste en expédition

Goro me dit que la notion d’expédition n’est pas étrangère à sa démarche : « Je suis toujours en expédition, c’est ma façon naturelle de travailler ». Cette précision renforce l’idée, déjà remarquée, à Tarragona que les artistes semblent assez à l’aise avec le type de démarche qu’implique le projet Expéditions. Le travail de résidence en immersion dans un territoire relativement inconnu ne constitue pas un important déplacement dans les habitudes du métier d’artiste, souvent rompu au fait de s’adapter au contexte de l’expérience, pour s’en servir comme matériau. Les artistes font partie d’une communauté d’in-dividus, mais le groupe qu’ils constituent dans la société ne préexiste derrière aucune charte. Sans être à l’opposé, les disciplines de recherches, y compris la recherche en arts plastiques, répondent à des exigences partagées à minima, permettant de rassembler un certain nombre de travaux sur des bases sensiblement similaires.

Depuis longtemps déjà les figures de l’ethnographe (Hal Foster) ou de l’anthropologue (Kozuth) sont utilisées pour qualifier les multiples postures que l’artiste engage à l’égard du monde, des interactions sociales engendrées et du rapport entre sa production et le contexte. De fait, la catégorie « artiste » est beaucoup plus poreuse qu’il n’y paraît. Elle regroupe des personnes qui ne sont pas nécessairement liées au monde de l’art. La construction mentale qui définit l’identité, la place et le rôle de l’artiste dans la réalité du monde est très étroite. Elle s’actualise en permanence de façon à « rattraper » le mouvement d’élargissement des activités artistiques, activités qui ne sont pas forcément revendiquées en ces termes.

À partir de la, je pense que la notion d’artiste désigne des individus engagés dans une activité au préalable « non identifiée » du fait qu’elle est capable de s’autogérer et de n’obéir qu’aux règles qu’elle se fixe, à savoir son propre cadre réflexif. Nous le voyons lorsque l’art rompt avec la tradition. Cette capacité n’est pas exclusive à l’art, mais elle y joue un rôle important dans la créativité et la recherche de modèles nouveaux. Par exemple, chez un peintre, dessiner correctement les formes et l’espace peut prendre autant de place que la déformation et la déconstruction du réel.

La personne qui décide d’étudier une réalité sociale en se fixant ses propres codes d’interprétation sans se référer à des règles scientifiquement reconnues projette sur le monde un regard chargé d’émotions, de sentiments, de questionnements et de doutes. Ce regard est entouré par son horizon personnel, son histoire, son vécu. Cette personne au travail s’adapte alors à la situation grâce à ses capacités créatives, celles qui lui permettront d’inventer les codes d’observation nécessaires à lecture et l’interprétation du monde et de faire une proposition de langage. Si certains artistes agissent dans le terrain connu de la tradition, d’autres font figure d’aventuriers. Évidemment, l’art n’est pas le seul domaine capable de faire acte d’aventure. L’attitude créative vers laquelle le projet Expéditions nous pousse est une posture qui est à la portée de toutes activités humaines. Elle agit sur notre propre cadre réflexif. Je remarque que les artistes explorateurs dans le projet Expéditions paraissent plus familiers à l’égard de cette démarche. L’éventail des pratiques artistiques en témoigne. De nombreux artistes reconnaissent que leur travail se développe souvent sur un terrain beaucoup plus instable, diffus et transversal. Au cours de leur expérience, ils traversent des contextes très différents et parfois très exposés. De ce point de vue là, le projet Expéditions nous engage.

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