No-thing – partie 2 : Entre poches vides et interdit. Les doublures ?

Les premières conversations avec les enfants devant l’école, sensées porter sur les objets qu’ils pouvaient avoir dans les poches furent rapidement décevantes au regard des objectifs de cette première phase de recherche : j’allais de poches vides en poches vides.

Les enfants n’avaient rien sur eux ou presque. À nouveau, un vieux mouchoir ici, quelques papiers de bonbon là… Mais rien de ce que je m’attendais à rencontrer : petites voitures ou toupies, petite monnaie, figurines ou gadgets promotionnels divers…
La « micro-enquête » qui devait servir de point de départ à une observation des circulations et des échanges matériels, et éventuellement permettre d’engager avec les enfants un premier dialogue sur les trajectoires (géographiques, sociales) de ces objets, en esquisser la carte… s’avérait largement infructueuse.

Ajoutons que si ces rapides interactions étaient pour moi décevantes, elles semblaient parfois devenir légèrement anxiogènes pour les enfants.

   » J’ai rien, j’ai rien. » me dit l’un d’eux.
 » Des fois j’ai des choses, mais c’est des trucs que j’ai oublié. » lâche un autre, dans une sorte d’excuse sibylline.

Même si je ne m’attendais pas à ce qu’ils se montrent spontanément confiants avec cet inconnu venu leur faire les poches, je suis quand même un peu surpris de leurs regards préoccupés. Je leur propose de photographier leurs poches vides, ils acceptent, amusés.

M’éclairant enfin, un troisième demande, le regard inquiet :

« C’est pour confisquer ? »

Je change alors de question, et leur demande désormais pourquoi ils n’ont rien dans les poches. Les réponses fusent, unanimes et catégoriques :

 » C’est interdit. »
 » Trop dangereux. »
 » On n’a pas le droit. »
 » – Rien du tout ?
– Non rien. Sinon on se les fait prendre. »

Je sens que les enfants ne plaisantent pas, la règle à l’air stricte et ils semblent la prendre très au sérieux. Comme s’ils risquaient gros, certains jettent des regards de part et d’autre.

Plus que quelques minutes avant l’école. Pour prendre le problème à contrepied, je les interroge rapidement sur les objets qu’ils « n’emmènent pas », sur ceux qu’ils « aimeraient bien » amener avec eux : ils citent les confiseries, les cartes « pokemon », les consoles de jeux portables, au premier rang desquelles la « DS » de Nintendo…
La cloche sonne et ils filent, visiblement soulagés d’échapper à cet interrogatoire asymétrique, dans lequel ils ne savent pas quel rôle m’attribuer ni quelles peuvent être, au fond, mes intentions.

L’unanimité et le sérieux des enfants me laissent penser que cette « prohibition » est certainement investie et relayée par « les adultes », sans doute objet d’une politique réfléchie, accompagnée de la transmission cohérente d’un discours que tous les enfant paraissent connaitre par cœur….

Personnel
C’est à ce moment qu’une personne de l’école vient aimablement nous saluer. J’engage alors la conversation avec elle autour de cet interdit dont la rigueur me surprend. Elle le confirme et le revendique sans détour.

– Oui, on leur interdit formellement d’amener des objets personnels. (…) ce n’est pas une décision personnelle, mais une décision prise avec les parents en conseil d’école. Ils n’ont pas le droit d’amener des objets personnels, parce que dès qu’on a quelque chose de personnel, on est envié. (…) Ça provoque du conflit, ça peut amener du vol, et même du racket, et pour nous, c’est compliqué à gérer.

Au-delà de ces motifs, ayant trait à la maintenance de la « paix sociale » au sein de l’établissement, elle évoque d’autres arguments, esthétiques ou moraux. Notamment lorsqu’elle évoque les « cartes de catch », jeu qui semble avoir entrainé les débordements qui ont convaincu l’équipe pédagogique de réagir.

– C’est aussi une question de valeurs. L’année dernière, ils échangeaient des cartes de catch, sur lesquelles on voit des gros gars bodybuildés à fond. Je me demande si c’est les valeurs qu’on veut défendre dans l’école ! En tous cas moi, ce n’est pas les valeurs que je veux défendre. Et je ne suis pas la seule, puisque c’est tout le conseil d’école qui a voté cette interdiction.

Cette conversation venait donc confirmer mon sentiment premier. Un certain nombre d’adultes (parents et enseignants) semblaient avoir structuré une réflexion collective autour des objets – en apparence bien anodins – que les enfants avaient en poche en entrant dans la cour de l’école. Ils semblaient avoir construit un certain discours sur les valeurs que ces objets étaient susceptibles de transmettre, les considérant comme des médias dont l’influence doit être surveillée et au besoin contenue. Cette attention aux objets comme médias s’accompagnait d’une série de discours sur les formes d’échanges ayant lieu ou pouvant avoir lieu entre les enfants. Cette réflexion et ces discours ayant finalement trouvé une concrétisation dans l’interdit, apparemment catégorique, portant sur la détention d’objets personnels dans l’enceinte de l’établissement.

Pistes :
À l’issue de ce « petit déjeuner », j’éprouvais donc un certain soulagement : la relative absence d’objet que j’avais observée dans l’activité des enfants jusqu’ici trouvait peut-être là un début d’explication.
En tous cas, si je rencontrais peu d’objet, je rencontrais donc cet interdit : un discours, un travail de la collectivité éducative et des adultes, des réactions des enfants à cet interdit.. je tenais peut-être une piste.

Prendre l’interdit pour objet :
La lecture d’un texte de Pascal sur les formes d’interdictions observées dans l’espace public me permettait de formuler un peu mieux le questionnement qui s’esquissait :

« Derrière chaque interdit se glisse un champ d’expériences, de transgressions ou de débordements. Il porte témoignage d’une liberté qui a été prise à un moment donné, d’une expérience qui a été tentée, d’un moment de vie qui a été investi indépendamment des règles et des habitudes. Chaque interdit est le témoin de notre liberté d’agir. »

Voilà l’interdit retourné comme un gant, devenu écriture énigmatique de situations singulières, indice indélébile de ce que l’on aurait aimé voir disparaitre, affirmation paradoxale d’une pluralité d’expériences dans la tentative de les empêcher.

Cette réflexion résonne avec certaines observations de M. Mauss sur les interdits religieux.
Les interdits sont au cœur de ce qu’il appelle des « rites négatifs », ces rites où l’on « s’empêche de … », pendant lesquels « on ne doit pas … » etc. On trouve parmi ces rites négatifs les pratiques de jeûne, les formes d’abstinence sexuelle…
Mais comme le rappelle M. Mauss, chacun de ces rituels négatifs est accompagné de rituels positifs :

« Si un chrétien jeûne pendant le Carême, c’est pour manger gras le jour de Pâques. (…) Nous nous imaginons toujours les interdits sous la forme stricte du Décalogue : « tu ne tueras point » (…). Nous tenons l’interdit rituel pour rigoureusement catégorique; il l’est dans un certain nombre de cas, mais le mot « rigoureusement » est presque toujours excessif. Jeûner en Carême pour ne pas jeûner le reste du temps, il y a un impératif localisé. »

Voilà donc deux manières de nuancer et de pluraliser l’interdit.
Et surtout deux manières de le réinscrire dans des mécaniques sociales bien plus vastes : réinscription parmi la diversité des comportements dont il est la traduction et l’enregistrement chiffré, réinscription dans les rythmes et les lieux, que l’interdit ne concerne qu’en partie, parmi lesquels il construit des différences et des organisations.

Pas d’objets dans les poches, mais un objet d’investigation:
Il pourrait donc être intéressant de prendre cet « interdit des objets dans les poches » pour terrain d’investigation. Il est en tous cas source d’un foisonnement de questions :

De quelles « expériences tentées » est-il la traduction ?
De quels genres de situations, de « moments de vie » est-il l’indice ?
Que fait-il apparaitre de la vie des enfants, de leurs rapports aux objets ?
Est-il si rigoureux qu’il semble l’être ?
S’il est localisé, limité au moment et au lieu de l’école, que vient-il organiser comme espace, comme temps, comme rapports sociaux ?

Qui est touché, finalement par cet interdit, et qu’en pensent-ils ? Les enfants, les familles, les enseignants ?
Comment est-il vécu, respecté, tourné ? Au nom de quels arguments, de quelles valeurs ?

Pour se situer dans le registre de l’ethnographie, on peut se demander à quelle  » religion  » appartient ce rituel négatif ? Quel « mythe » le sous-tend ?

S’appuyant sur les objets, sur quoi porte, plus largement, cet interdit ?
Ne concerne-t-il pas aussi un certain discours, une proposition « culturelle » dont les jeux seraient le média, et à laquelle l’école s’oppose et s’affronte ?
Le discours de la personne venue à notre rencontre met en avant des figures négatives de l’échange (le vol, le racket, etc). D’autres discours sont-ils construits autour de figures positives de l’échange entre enfants ?
Dans quelle mesure la prohibition des objets peut-elle fonctionner également comme une prohibition de certaines modalités d’échanges ?

J’ai donc choisi d’explorer, dans les jours qui ont suivi, l’univers dont cet interdit semblait être l’indice négatif.

À suivre…

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