De la fiction dans la recherche et des moments qui nous échappent

Lors de l’apéro-socio d’hier, nous cheminions entre pédagogues, artistes et chercheurs sur des questions partagées, révélant à chacun notre façon particulière de traiter les mêmes problèmes. En quoi l’usage que l’un fait d’un problème qu’il rencontre est-il une possibilité d’innovation pour l’autre ? C’est un aspect essentiel du projet Expéditions que de mettre au travail les disciplines aux contacts des unes avec les autres, interagissant par information et par déformation.

Pierre distingue l’activité artistique de celle du chercheur en cela que, tandis que l’artiste produit des fictions sur la réalité, le chercheur doit rendre compte d’une « réalité de la réalité ». C’est une difficulté pour le chercheur qui n’obtiendrait pas suffisamment d’éléments d’information pour étudier cette réalité et statuer sur un point de vue « vrai ». À l’inverse, l’artiste peut inventer, et conduire le spectateur vers autre chose, produire des décalages.

Cette situation d’instabilité et de gène que ressent le chercheur est le résultat de la situation collective de travail que produit le projet. Les habitudes de travail sont bouleversées. Dans ces conditions d’inconfort, le chercheur peut-il se permettre de créer de la fiction par défaut au vu des conditions de recherche inadéquate pour l’obtention d’une quantité raisonnable d’informations qu’il estimerait suffisante pour accéder à la vérité ? C’est pour moi une question centrale que nous devons faire jouer pour dégager des pistes qui fassent bouger les lignes de la recherche en sciences humaines. Quelle place la production de fiction a-t-elle ? Les sciences sociales ne produisent-elles pas en permanence de la fiction ? N’y a-t-il pas là une compétence, qu’au lieu de camoufler sous le régime des paradigmes et de l’objectivité nous pourrions assumer comme productrice de la connaissance ? La présence aujourd’hui des artistes à l’université, par le biais du département d’arts plastique, n’est pas anodine. Il semblerait même qu’elle s’inscrit dans une évolution des sciences sociales. Et la fiction n’est certainement pas la propriété de l’art. Elle se manifeste plus globalement sous la forme d’une projection que chaque discipline est en mesure d’opérer. Faire des hypothèses ou établir des estimations conduit souvent à arranger le monde à notre convenance en produisant une fiction qui deviendrait réalité du point de vue de celui qui l’énonce. Pascal rappelle que les sciences sociales ont beaucoup contribué à façonner la société à l’image des catégories d’analyses utilisées. Alors que ces catégories s’apparentent à une fiction, entendues comme une vue stable et arrêtée de la vie en mouvement, elles traduisent aussi une réalité qui existe et qui s’impose à notre observation dès lors que nous cernons les faits observés au sein de ces critères. La fiction accède donc à la réalité, et d’ailleurs, de quoi l’esprit humain pourrait-il disposer d’autre que sa capacité d’invention et d’imagination de monde dans lequel il vit.

L’exemple des photos « ratées » de Richard illustre cette discussion. Quelle place ce manque occupe-t-il dans la production scientifique de la connaissance ? Comment les sciences sociales pourraient-elles occuper ce vide ? Comment optimiser ce vide ? La photo est un outil de captation de la réalité très puissant. Les photographies font souvent preuve de vérité objective, par exemple dans la presse. Le film voilé de Richard présente pourtant un défaut à l’entendement. Or, Richard nous dit que ces espaces vides produisent dans ses photos un espace de création, de liberté d’imagination, un espace en construction. Pascal rebondit sur cette idée en parlant du vide comme un espace en devenir. Il rappelle à ce titre son intérêt profond pour une sociologie qui s’intéresse aux faits qui adviennent. En somme, une sociologie sur des faits sociaux au demeurant inactuels non encore existants. Ces moments de « ratage » ou de « manque d’information », ces moments qui nous échappent apparaissent donc comme une ouverture sur d’autres possibles et mobilisent les capacités d’invention du chercheur, en plus de ses capacités d’analyses déjà fortement sollicitées. En se déplaçant vers les pédagogues, la question montre que ces moments de « non-réussite » sont aussi le moyen de se repositionner, d’avancer, de repousser les limites de nos faiblesses. Encore un autre aspect qui décidément donne de l’envergure au néant. En résumé, et selon la compréhension que j’en ai eue, le cheminement des réflexions de cet apéro-socio trace un parcours pour le moins stimulant : absence d’information, ratage, déformation, vide, création, fiction, invention, renforcement des connaissances, production de savoir.

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1 Commentaire pour “De la fiction dans la recherche et des moments qui nous échappent”

  1. Pascal dit :

    Je te communique ce que je viens de rédiger « à la main » dans mon Carnet d’expédition : Oui l’écriture sociologique implique une part de fiction : à la fois pour restituer nos observations (mise en récit, storytelling); à la fois pour boucher les trous de nos analyses. Une analyse n’est jamais développée d’un seul tenant; elle est poreuse. L’imagination sociologique est là pour boucher les trous et combler les vides. Un peu d’imagination (sociologique) pour faire les raccords et franchir les failles et les crevasses.
    Je te donne donc un peu raison… mais pas trop. Il ne faudrait quand même pas que tu nous dévergondes trop

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Lors de l’apéro-socio d’hier, nous cheminions entre pédagogues, artistes et chercheurs sur des questions partagées, révélant à chacun notre façon particulière de traiter les mêmes problèmes. En quoi l’usage que l’un fait d’un problème qu’il rencontre est-il une possibilité d’innovation pour l’autre ? C’est un aspect essentiel du projet Expéditions que de mettre au travail les disciplines aux contacts des unes avec les autres, interagissant par information et par déformation. (suite…)

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