Inspection 3/4 : les délaissés.
Nous partons avec un groupe d’adolescents et un pédagogue faire un tour, ils nous emmènent comme naturellement dans des bâtiments abandonnés. Anciennes usines, immeubles d’habitation délaissés.
Ils connaissent la première usine par cœur, on y entre presque depuis la rue. Il n’y a plus de gardien ici depuis plusieurs mois. En quelques secondes, ils sont à l’étage, se cachent, lancent en riant des gravats et des pièces de fer par les trous du plancher ou par les fenêtres brisées depuis longtemps. Ils nous ouvrent une porte sur leurs terrains de jeu.
Le tour se poursuit, nous partons vers d’autres usines, plus grandes. Celles-ci sont gardées. En temps normal, nos hôtes entrent et courent sur les plateaux de béton, le vigile hurle, finit par appeler la police, ils quittent les lieux avant qu’elle n’arrive. Mais puisque nous sommes là, ils veulent faire les choses dans les règles. Ils escaladent les grilles, le vigile sort de sa cahute. Ils parlementent avec lui, demandent l’autorisation d’entrer, de nous faire visiter. Cela dure un moment, ils reviennent rageurs : le vigile va certainement appeler la police. Nous partons.
Ils nous emmènent dans l’usine suivante, sautent la barrière, scénario identique. Nous comprenons qu’il est peut-être préférable de changer de secteur.
Nous partons pour le domicile de l’un d’entre eux. Il hésite à nous faire entrer dans la cage d’escalier finalement. Pas assez beau. Le pédagogue qui nous accompagne lui dit que c’est peut-être important que l’on voie cet aspect là du quartier aussi. Parce que personne n’en parle, personne ne sait. Le garçon accepte et nous entrons dans la cage d’escalier vétuste.
Il nous raconte qu’ils avaient aussi un « club » ici, avant, à l’étage, mais que la police l’a fermé. Le pédagogue nous explique ce qu’est un club : l’hiver est rude et long et il est impossible pendant des mois aux enfants ou aux adolescents de jouer ou de trainer dehors. Ils s’approprient alors des logements vides, dans un immeuble ou dans un autre, y installent un vieux canapé, une table, et s’y retrouvent après les cours, parfois pendant.
Dans un coin du petit square arboré qui jouxte cet immeuble, les adolescents nous montrent un espace aménagé : les rebords d’un bac à sable et un personnage sur le mur, le tout fait d’une mosaïque de pierres de couleurs. Ce coin est le fruit d’un projet initié par le GPAS, en collaboration avec l’artiste Jacek Andrzejewski. Les enfants avaient au départ le souhait d’aménager tout le square, mais les conflits de voisinage éveillés par le projet ont eu raison de cette ambition.
L’un d’entre eux nous quitte pour aller chercher un scooter qu’ils ont en ce moment. Il doit emmener un autre de nos guides à l’école. Ils m’ont parlé de ce scooter la première fois que je les ai vu, ils souhaitaient savoir si je pouvais réparer le phare. Ils m’avaient raconté être partis à trois sur ce scooter, à la campagne. Ils s’étaient perdu, avaient retrouvé leur chemin au terme d’heures d’errance. Un bon souvenir apparemment pour ce groupe.
Comme lors de la découverte de la cour intérieure et de sa petite chapelle, je reste étonné par ce rapport diffus à la propriété. Les propriétaires des terrains de jeux que constituent les usines sont de lointains inconnus, le scooter utilisé en commun n’est à personne en particulier, n’a pas de papiers. J’apprendrai quelques jours plus tard qu’ils l’ont finalement vendu pour quelques centaines de zloty.
Difficile de ne pas mettre ces pratiques et représentations de la propriété en relation avec l’histoire du pays, « piégé » – comme le dira une des femmes à qui j’ai parlé – entre « communisme et démocratie ».
Lorsque vient le moment de proposer une carte postale dans le cadre du projet, je cherche un terme qui puisse circuler entre ces différentes situations, permette d’engager la conversation. Ce sera « Coś Wspólnego », des choses en commun.