Arts et sciences
Habituellement, mon travail se rapproche davantage d’une méthode hypothético-déductive qui consiste à commencer son travail de recherche par une théorisation globalisante avant d’aller sur le terrain. Mais ma démarche ne peut être seulement résumée à cette méthode puisque sa déontologie propre est contraire à la mienne : elle propose d’expliquer le réel (établir une loi générale) (BLANCHET, 2000),or je m’y refuse, considérant que celui-ci n’est qu’une co-construction dont je ne peux moi-même m’extraire. Ainsi, les connaissances recueillies au préalable ne servent, dans ma démarche, que d’indicateurs mais ne sont aucunement considérées comme des vérités absolues.
Le terrain, dans cette démarche, est proposé dans une démarche quantitative de représentativité qui permettrait de valider / d’invalider l’ / les hypothèse(s) préalablement avancée(s), et ce avant un accès au terrain). Néanmoins, arriver sur le terrain sans connaissances préalables dans un travail de recherches peut être complexe pour quelqu’un qui travaille sur des “parcours de vie” (formule qui détient la dimension réflexive des entretiens), puisqu’il n’y a pas de possibilité d’observations participantes.
La méthode empirico-inductive propose quant à elle une approche de type qualitative, ayant pour but, non d’expliquer une réalité, mais de comprendre les phénomènes étudiés. Cette approche, dont la déontologie se rapproche grandement de la mienne, nécessite d’arriver sur le terrain le moins emprunt possible de représentations figées, et donc avec des connaissances contextualisées mais non globales sur le sujet, ce qui permettrait un filtre subjectif moins important du chercheur. ( ibid.).
En arrivant dans ce projet, à Campo Claro, j’étais totalement dans une position empirico-inductive, puisque je ne connaissait absolument pas l’histoire de ce quartier, ni même celle de Tarragone. Les concepts de territorialisations et d’appropriations des espaces n’étaient pas non plus totalement maitrisés puisque n’étant à l’origine pas ma première spécialité. Avec le temps imparti, cette posture nécessite de grands moments d’observations participantes (qui ne sont pas aisés dans des langues non suffisamment maitrisées pour comprendre la globalité des conversations comme je l’ai déjà dit) et une action qui ne tarde pas, afin de recueillir des données précises. Les entretiens, orientés, se doivent d’être courts (compte tenu du temps de traduction et de transcription dans des langues non maitrisées). Après avoir découvert, dans les premiers entretiens menés avec Unai, la différenciation opérée par la plupart des gens du centre ville sur l’appartenance catalane des personnes résidant à Campo Claro, j’ai décidé d’orienter mes recherches (et donc mes questions) autour de ces questions de catalanité : Qui est catalan? qu’est-ce qu’être catalan? Qui accède à cette cette identité collective et comment?
L’idée était de travailler sur une double ségrégation des espaces et des identités, puisque la ségrégation est à la fois subie et effectuée. D’une part au niveau les discours sur l’identité catalane le montre comme subissant une ségrégation et discrimation forte en dehors de la Catalogne, et qui, dans le même temps (et probablement par peur de la dislocation, mais c’est à développer), et ce par les membres autoproclamés de cette identité collective, refuse de la partager avec certaines personnes résidant en Catalogne, et notamment à ceux d’origine étrangère. La ségrégation subie est donc à nouveau recrée.
Finalement, exactement de la même façon que les discours recueillis par ceux du centre ville stigmatise la plupart du temps le quartier de Campo Claro (stéréotypes, stratégies d’évitements etc.), les habitants de Campo Claro font à leur tour une différence entre eux et la communauté gipsie (et a fortiori la place Camarron qui serait “le pire du pire” (plusieurs fois entendus).
Néanmoins il est apparu que les questions concernant l’identité catalane était extrêmement complexe et sensible, et le travail effectué et les pistes explorés semblent rencontrer de grandes résistances. De plus, il demande une grande sensibilité et beaucoup de temps si je souhaite aborder justement cette question, et de façon le plus approfondi possible. Pourtant, il est trop tard désormais pour repositionner véritablement mon travail, puisqu’il ne reste que deux jours pleins pour recalibrer cette recherche sous un nouvel angle. Il me faudra donc trouver d’autres pistes dans les discours déjà recueillis si je souhaite réorienter ma recherche. Il ne me reste en effet que quelques entretiens (avec les enfants de Casal l’Amic et avec des francophones) à mener avant la fin de cette “Expeditions”.Ainsi, j’ai pu recueillir des discours, sans pour autant être certaine de ce que j’y cherche. Dans cette “Expéditions”, les déplacements dont j’ai déjà parlé plusieurs fois entre scientifiques, pédagogues et artistes s’opèrent en continu. Glissements artistiques chez les scientifiques selon Romain, glissements d’approches plus scientifiques chez les artistes. Des choix non conventionnels faits par tous, pour impacter l’espace social, et comment, comme toujours la question qui revient. Des choix pour certains que je ne comprends pas, comme celui d’Ania de reconstruire cet insupportable trou sous le porche de l’immeuble1, choix humains que je comprends il va sans dire, mais que je ne partage pas dans un cadre professionnel. Le défi n’est-il pas ici, justement, de trouver des utilités à nos professions dans le cadre imposé de ces professions? Observer et accepter les glissements de pratiques scientifiques vers des pratiques plus artistiques dans la façon d’impacter, d’interpeler, d’apostropher, ou même dans la façon d’appréhender une situation / un espace / des individus me semble le coeur même de ce processus (pour un chercheur), chercher comment obtenir cet impact au sein de nos disciplines des sciences sociales, et peut-être chercher les limites de ces sciences au vu de l’impact recherché, mais chercher à les repousser. Choisir une démarche plus personnelle, n’est-ce pas là une renonciation quant aux possibilités d’impacts directs de ces disciplines? Mais, dans le même temps,dans un cadre aussi intense de vie et de travail que l’est celui des résidences, il devient difficile de savoir quelle action, dans l’espace social, relève de l’art ou de la science. Alors, pourquoi pas une action plus matériellement réparatrice? Si l’on considère qu’une démarche scientifique peut être n’importe quelle action produite justifiée et expliquée scientifiquement, peut-on considérer cette action comme scientifique? En réalité, la scientificité d’une action ne tient-elle pas dans le protocole mis en place, simplement? A quel moment le personnel prend-il le pas sur le professionnel? Ce “personnel” n’est-il pas une partie de ce qu’on nomme “déontologie” dans nos pratiques professionnelles, et ce afin de professionnaliser nos propres choix éthiques?
Elément de bibliographie
BLANCHET Philippe, 2000, La linguistique de terrain : méthode et théorie. Une approche ethno-sociolinguistique, Presses Universitaires , Rennes, 191 pages.
- 1 voir l’article de Romain : http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/photos-sans-objectif-cest-possible/ ↩