Spectatrice?

Les situations de communication interculturelles au sein de ce quartier complexifient grandement les entretiens à mener et impactent directement ma façon de gérer les entretiens comme pratique basée, comme le propose KAUFMANN (1996) et VAN HOOLAND (2012), sur un type d’entretien subjectif, personnel, permettant une confiance et se déroulant sous la forme d’une conversation
(nécessitant donc, et là je rejoins davantage KAUFMANN que VAN HOOLAND, de connaitre au préalable les questions à poser). Dans le temps imparti et dans le contexte de productions scientifique, qui nécessite de proposer des actions avant la théorisation globale du même protocole, la maitrise de la trame d’entretiens (surtout lorsque celles-ci sont posées par mes soins en espagnol), ne peut s’effectuer sans notes. Ce dispositif, comme les présences mutlipliées (caméraman, interprète) ne permettent pas un entretien plus personnel, qui prendrait une forme de type “conversationnel”.

Etre reléguée, par la situation au stéréotype du “chercheur étranger” qui ne peut pas communiquer avec l’ensemble du groupe (tous hispanophones : les deux collaboratrices ainsi que les trois autres membres de l’équipe d’Expéditions) entraine nécessairement une mise à l’écart puisque la langue véhiculaire est vite devenue l’espagnol. La gène engendrée par l’incompréhension mutuelle ont amené nos deux collaboratrices à communiquer avec les autres membres de l’équipe. L’interprète est entrée en contact avec elles, ce qui ne m’a pas permis de me servir de son biais pour commencer une communication – leur conversation lancée sur un sujet qui ne pouvait être compris ne me permettait pas d’enclencher une autre conversation -. Ainsi, le trajet entre le point de rendez-vous et le domicile de M1 ne m’a pas permis de me rapprocher des deux personnes ressources de cet entretien.

L’impossibilité de tester le protocole avant de l’expérimenter sur le terrain est également à l’origine du semi échec de cet entretien. Commencer par leur proposer un travail sur carte a été une erreur, puisque créant chez M1 un sentiment d’insécurité qu’il m’était impossible de réduire à cause des incompréhensions entre Virginia (l’interprète) et moi même (nous y reviendrons). Le sentiment d’insécurité de M1 a probablement été décuplé par la consigne qui leur a été proposée de ne pas communiquer l’une avec l’autre par un tiers (dans l’intention initiale de m’aider dans ma recherche). Cette consigne, laissant ainsi M1 en difficulté face à M2 qui avait compris les réponses aux questions a engendré une situation de hiérarchisation, non entre les deux femmes, mais vis à vis des autres membres de l’équipe (M2 s’excuse quand elle réexplique la consigne à M1), ce qui a été préjudiciable pour la suite de l’entretien (réponse courte, regards l’une à l’autre pour s’assurer que la réponse est celle attendue)

Le biais du traducteur

Extrait n°11: incompréhensions nécessitant métacommunications afin que Virginia puisse traduire ce que je souhaite communiquer à M2.

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N : qu’elle fasse comme elle veut / c’est pas / c’est pas

M2 : Tarragona cuidad no

T : si / cada uno lo que piensa que

M1 : vale / hm / vale

N : dis lui dis lui qu’y’a pas de bonnes réponses /

M1 : y Tarragona Tarragona no

N : tu peux lui dire qu’il n’y a pas de bonnes réponses

[XX]

T : hm hm

N : est-ce que tu peux lui dire qu’y’a pas de bonne réponses

T : non non / Je le leur ai dit euh / que c’est ce qu’elle

N : mais tu : tu peux le lui répéter qu’il n’y a pas de bonnes réponses parce que : vu qu’elles ont reparlé /

T : hm hm

N : de qui est pas juste lui dire tu sais y’a pas de bonnes réponses

T : hm

N : c’est juste pour travailler comme ça pour voir / pour la déstresser un peu

T : que no hay una respuesta correcta / que cada uno lo que piense / es muy personal

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La reformulation entraine donc deux choses :

1) elle oblige à métacommuniquer sur les échanges précédants, nous obligeant à nous extraire de la communication avec les deux participantes. Le temps de communication utilisée pour métacommuniquer avec l’interprète est un temps perdu dans l’immédiateté de l’échange avec les personnes ressources.

2) la reformulation m’oblige donc à justifier mes choix, et à insister pour que la traduction ait lieu. Le chercheur n’est ici pas maitre de l’interaction, ce qui ne lui permet évidemment pas de conduire l’entretien. L’interprète, dans mon travail, est ici envisagé comme un outil de traduction, or il semble difficile pour celui-ci d’accepter ce rapport au monde au sein de ce travail, et les interactions humaines semblent prendre le pas sur le travail initial (Ania admet rencontrer la même fragilité au sein de la traduction).

C’est pourquoi, après avoir ressenti la nécessité d’une aide extérieure, je revois désormais ma position. L’entretien d’aujourd’hui, avec David (hispanophone, catalanophone, anglophone, francophone) et le prêtre de Campo Claro m’a permis d’envisager une nouvelle forme de travail. En effet David, en tant que scientifique et a fortiori en tant que sociologue qui connait la sociolinguistique, semble plus à même de comprendre ce que je recherche dans la communication; mais a également possédé aujourd’hui l’attitude adéquate afin de m’investir dans la conversation – dans un premier temps -, qui a donc eu lieu à trois. Même si David n’a pas traduit les paroles du prêtre dans la partie de l’entretien qu’il menait, il s’est acquitté de la tâche durant la seconde partie – pour mon entretien-. (Néanmoins, il faut voir si le travail peut aussi bien fonctionner avec des locuteurs seulement catalano-hispanophone puisque le prêtre de Campo Claro est également francophone). Le fait d’être moins nombreux à également dû jouer un rôle clé dans l’interaction possible entre moi et le prêtre.
Je pense désormais me servir de David comme de lien de confiance et d’interface entre moi et les gens, et faire avec lui des entretiens groupés, ce qui me semble, aujourd’hui, le plus aisé : 1) la possibilité de rencontrer des gens est facilité par la présence de David qui peut communiquer en plusieurs langues, dont plusieurs des langues véhiculaires du terrain (espagnol et catalan) et qui adopte l’attitude la plus à même de me permettre la création d’un lien avec les personnes ressources.

Finalement, il est possible d’envisager que le vrai biais ici serait davantage un problème interdisciplinaire qu’un problème linguistique?

 

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Eléments de bibliographie

KAUFMANN Jean-Claude, 1996, L’entretien compréhensif, Nathan, Tours, 128 pages.

VAN HOOLAND Michelle, 2006, Maltraitance communicationnelle, L’Harmattan, Paris, 301 pages.

  1. 1 dans l’extrait qui suit N : le chercheur, M1 et M2 : les deux personnes ressources, T : interprète.
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