Au bonheur d’une question
Ce matin (mardi), je me suis donné comme règle de rédiger mon prochain « Point d’interrogation » à partir de la première question qui me serait soumise. Elle me vient d’une personne que j’avais sollicitée hier et qui m’avait promis sa « remise de question » pour ce matin. Cette question au petit bonheur du jour sera donc : « Les habitants de Maurepas sont-ils heureux ? Quelles sont leurs attentes ? Leurs espoirs ? ». C’est une question qui n’attend pas, à proprement parler, de réponses ou qui en attend trop. J’ai surtout envie de la déplier et de la déployer – la déplier pour accéder aux nombreuses autres questions ou préoccupations qu’elle incorpore, qu’elle retient en elle, qu’elle cristallise ; la déployer pour parcourir les différentes perspectives qu’elle laisse entrevoir ou espérer.
Déplier et déployer sont deux outils méthodologiques particulièrement utiles et féconds. Quand je tente de les expliquer à mes étudiants, je prends habituellement une feuille de papier que je plie en forme d’accordéon. Cet accordéon, il est possible ensuite de l’ouvrir de deux façons : soit sur toute sa longueur en découvrant alors l’ensemble des pliures « contenues » dans ce feuilletage ; soit en l’attrapant par un de ses bouts et en formant une sorte d’éventail dont chaque pli dessine une perspective. En procédant de cette façon, il devient possible de cheminer à partir d’une question, de cheminer véritablement en elle.
« Les habitants de Maurepas sont-ils heureux ? ». Cette question interpelle le cœur de notre projet. Sa simple formulation prend à contre-pied nombre des stéréotypes associés à la vie dans les quartiers populaires, en particulier le regard misérabiliste que l’on porte trop fréquemment sur eux. La question du bonheur se pose ici comme ailleurs ; elle s’y pose avec autant de force et de légitimité.
En tant que sociologue, je pourrais compiler les indicateurs socio-démographiques disponibles et analyser les principales difficultés sociales rencontrées à Maurepas. Ce travail est indispensable. Ces indicateurs m’informeraient sur la précarité des conditions d’existence mais ne me parleraient en rien de ce qui se vit, de ce que vivent les personnes. Je pourrais aussi enquêter auprès des habitants pour essayer de comprendre ce que veut dire « être heureux ». Je recueillerais certainement des attentes et des espoirs. J’accéderais aux rêves de chacun. Je découvrirais une définition du bonheur aussi diverse que la vie elle-même.
S’interroger sur le bonheur nous engage dans un questionnement sans fin car le bonheur représente une sorte de « centre de perspective » à partir duquel il est possible de reparcourir sa propre trajectoire et de réévaluer son existence (cette période où j’étais heureux, cette autre où je l’étais moins…), mais un « centre de perspective », sans véritable lieu ni identité, qui se redéploie au long de l’existence, qui intègre une attente puis une autre. Le bonheur peut se jouer dans la vie de famille, dans une période donnée, et se réengager ailleurs quelques temps plus tard, sur le terrain du travail, de l’amitié ou des loisirs. Il n’est jamais définitivement « attribué » (à un plaisir ou à une espérance) ni « localisé » (dans un aspect de l’existence). Le bonheur ne recouvre rien en particulier, rien de très spécifique. Il peut prendre l’aspect de n’importe quelle réalité de vie. Chacun trouve son bonheur là où il l’entend.
Le bonheur serait donc avant tout une façon d’« éprouver » son existence, de la vouloir autre et de la revendiquer différente. C’est le mot que nous utilisons pour parler de cette capacité dont nous disposons, personnellement et collectivement, de réengager notre vie, de la redéployer, de la confronter à d’autres expériences… Il évoque un manque ou une insatisfaction (le bonheur est toujours relatif… relatif à une réalité considérée comme moins heureuse) et révèle une force et une énergie (la capacité à réengager sa vie). Il est bien de l’ordre de la disponibilité et de la réactivité, de la capacité à maintenir un rapport très vif et investi à l’existence
Le bonheur ne s’oppose pas trait à trait au malheur. L’inverse du bonheur, sa négation, serait plutôt à rechercher du côté d’une certaine fatigue de vie, d’une lassitude, et, au pire, d’un sentiment de fatalité et d’abandon. La dégradation de nos conditions de vie affecte bien évidemment notre idéal de bonheur mais pas uniquement sur le mode d’une privation (ce qui nous est refusé), ni d’une perte (ce à quoi nous n’accédons plus) mais plutôt sur le mode d’une lassitude (l’énergie ou la disponibilité qui vient à manquer).