Peut-on collecter “des tactiques”?
J’ai repéré depuis le début du travail à Maurepas un certain nombre d’attitudes tactiques chez les enfants que je vais évoquer ici. Elles ne sont pas inintéressantes mais ce sont pour la plupart des situations déjà connues. Pourtant, il me semble que l’essentiel de la tacticité, d’abord, n’est pas énumérable, que c’est un ensemble qualitatif, ensuite, qu’il reste inaccessible aux instruments de contrôle (c’est le rôle de la tactique) mais aussi aux instruments de mesure classiques. Le travail aujourd’hui m’a paru moins fructueux que les jours précédents, il donne lieu à cette réflexion.
L’exploration du territoire s’est organisée aujourd’hui avec un groupe de quatre enfants, grands et petits, garçons et filles. Ils ont joué le jeu de la cartographie : nous avons continué à explorer le quartier, à le décrire, à situer les lieux pertinents (en l’occurrence : école, habitations des uns et des autres, terrain de foot, terrain de basket, gymnase, super U d’en bas, Super U d’en haut, etc.). Avant de reporter ces lieux sur la carte des enfants que j’ai préparée aujourd’hui à partir de la “carte vierge” de Romain, nous avons ensuite discuté de nos langues et pratiques langagières et de leurs lieux d’expression.C’est à ce sujet que sont apparus le plus d’éléments.
D’abord, la pratique du discours et le discours sur cette pratique sont comme bien souvent différents. En l’occurrence, la pratique des langues étrangères est effective mais discrète. Elle évoque parfois une attitude tactique: les enfants peuvent se charrier dans des langues qu’ils maitrisent, se faire des blagues, s’affirmer de manière alternative afin, je cite, “que vous ne nous compreniez pas” (de quel “vous” s’agit-il?). Lorsque je questionne cette pratique – “qu’est-ce que ça veut dire?” – on me répond notamment “je sais pas” ou “rien”. C’est d’autant plus vrai que “c’est interdit à l’école de parler des autres langues” (que le français), en tous cas, c’est ainsi que le met en mots une petite fille. Quand on interroge leurs discours sur leurs pratiques, les enfants nous disent parler des langues, nous les citent parfois mais ont plus de difficultés, précisément, à les mettre en pratique. Ces pratiques sont largement associées au cocon familial. La tactique, de ce point de vue, semble défensive. Elle devient active lorsque ces langues sont réutilisées dans l’interaction “interdite” entre enfants. D’autres tactiques défensives sont perceptibles : le refus de répondre, le jeu, le silence, l’humour.
Deux autre éléments sont apparus chez plusieurs enfants rencontrés :
– une conscience aiguë du plurilinguisme et de la diversité des pratiques (qui paraît assez logique) mais une non- territorialisation de celle-ci à l’échelle de la ville par exemple : les variations linguistiques et les différentes langues ne sont pas dans les quelques exemples que j’ai rencontrés, associées a tel ou tel espace, tel ou tel quartier, à leur territoire ou aux autres. A creuser…
– l’autre particularité, c’est l’absence d’appropriation langagière, y compris chez les plus petits, des lieux qu’ils connaissent ou fréquentent. Ils renomment très peu (dans ce qu’ils me disent) les lieux qui les entourent : le terrain de foot, le terrain de basket, la rue x ou z, l’école, le GRPAS, tel ou tel parc. Seule “la banane” se démarque à ce propos (“la banane” est un immeuble “en forme de banane vu d’en haut”). Un élément à mettre en perspective avec d’autres situations.
Je crois qu’il est temps pour moi de passer à une autre étape du travail : provoquer des situations différentes. En l’occurrence, je commence demain à interviewer des adultes avec les enfants. Nous construirons un questionnaire ensemble autour de ces même questions (langues et espace) et peut-être que cette activité de construction tout comme les interviews elles-mêmes (nous pourrions rencontrer demain avec les enfants des adolescents du quartier mais aussi des adolescents de l’extérieur de la ville : une situation singulière en perspective) nous aideront à produire des choses intéressantes. J’envisage ensuite de sortir un peu du territoire que nous avons défini avec les enfants jusqu’à aujourd’hui”hui (je pense au centre-ville ou à d’autres quartiers)…
Si on ne peut recenser “des tactiques”, comment faire émerger, comment rendre significative “la tacticité” que je perçois mais qui m’est essentiellement inaccessible? Bien sûr, l’analyse des discours que nous avons déjà co-construits sera vraisemblablement intéressante, mais je crois que les situations qui viennent pourraient jouer un rôle important. A suivre…