Enquête de questions
Après une rapide escapade dans le quartier, hier, je m’aperçois que la forme interrogative est absente de l’espace public. La récolte de questions ne passera pas par la simple cueillette. Je n’ai aperçu que deux questions, toutes les deux en devanture d’une pharmacie : l’une concernant une publicité pour un produit vétérinaire : « Est-ce que j’ai une gueule à avoir des puces et des tiques ? » ; l’autre, une publicité pour un soin corporel : « C’est quoi ton secret ? ». Le registre de la question – et la forme d’interpellation qui lui est associée – semble investi essentiellement par la publicité. L’affichage politique et l’information administrative y recourent moins, ou pas du tout.
La question introduit un effet de singularité. Elle est adressée. Elle nous apostrophe. Elle nous implique, pour peu que l’on s’y intéresse. Les publicitaires osent le faire, et plutôt bruyamment, les institutions et administrations beaucoup moins, en tout cas pas sous cette forme publique.
Les formes langagières dominantes, dans l’espace public, sont informatives et prescriptives : « Aire de jeu réservée aux enfants » ou « Il est formellement interdit de grimper sur le toit du gymnase ». Pourquoi, à l’instant, quand je découvre ce panneau, ai-je subitement envie, moi aussi, d’escalader le gymnase ? Pourquoi les enfants ou les jeunes grimpent-ils sur ce toit ? Pour y pratiquer quelles activités ? Pour la beauté de la vue, peut-être…
La bonne stratégie de recherche serait peut-être de partir de ces multiples interdictions et de découvrir ce qu’elles masquent et refoulent. Qu’est-ce qui se cache derrière une interdiction aussi ferme (« formellement ») et singulière (« grimper sur le toit du gymnase »). L’interdiction a capté un champ de pratiques, certainement récurrentes et communes. Il ne s’agit pas d’une interdiction de principe, générique ou préventive, mais d’une interdiction ciblée, formulée tout à fait à dessein – un interdit qui s’ancre donc dans une expérience.
Les multiples interdits présents dans l’espace public proposent donc, en creux, en image inverse, en négatif, tout un paysage de créativité (bridée), de vitalité (entravée) ou de possibilité (bloquée). Derrière chaque interdit se glisse un champ d’expériences, de transgressions ou de débordements. Il porte témoignage d’une liberté qui a été prise à un moment donné, d’une expérience qui a été tentée, d’un moment de vie qui a été investi indépendamment des règles et des habitudes. Chaque interdit est le témoin de notre liberté d’agir.
Le sociologue pourrait s’arrêter devant chaque panneau d’interdiction et se poser la question : quelles sont les pratiques et activités qui affleurent en ce lieu ? Qui se laissent discrètement apercevoir ? Qui émergent ponctuellement et demeurent invisibles le reste du temps ? Le chercheur est quelqu’un qui engage (aussi) son imagination – un imaginaire sociologique.
Partir en expédition dans un quartier suppose donc de mobiliser un ensemble de tactiques (cf. le texte de Thierry) pour accéder à ces pratiques enfouies, éloignées, silencieuses. Les panneaux d’interdiction les signalent à notre intention. D’autres indices sont à trouver. L’espace urbain est parsemé de multiples indices, traces ou témoins qui représentent autant de portes d’entrée, de passages ou d’accès, à condition de réussir à les repérer…
Tags : question
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[…] l’interdit pour objet : La lecture d’un texte de Pascal sur les formes d’interdictions observées dans l’espace public me permettait de formuler un peu mieux le questionnement qui […]