Retour sur expédition-s

La résidence s’est achevée il y a maintenant plus de deux mois. Voici un article rédigé après avoir travaillé sur les enregistrements produits durant le projet. En attendant la restitution publique à Maurepas demain…

Pour le confort de la lecture, l’article (qui est plus long que les billets précédents) est téléchargeable ici en pdf : article thierry deshayes expéditions. Il est également consultable ci-après.

CARTOGRAPHIE INTERACTIVE DU TERRITOIRE EXPLORE : UNE MÉTHODOLOGIE DE L’ACTION ET DU MOUVEMENT

La tacticité identitaire des enfants dans leurs discours sur l’espace et les pratiques langagières

 

INTRODUCTION

Ce texte présente quelques éléments d’un travail et d’une réflexion en cours. Ma participation à la résidence « Expédition-s » s’est inscrite dans une démarche scientifique « organique » : il s’agit, sans perdre le fil scientifique, de s’adapter aux situations, et de requestionner en continu mon projet et ma méthode. De la même manière, les formes de continuation et de restitution potentielles sont multiples et agençables. Il m’a semblé que cette dimension progressive des travaux de terrain comme d’analyse devait également transparaître dans le texte qui suit. Il s’agit donc dans un premier temps, et avant d’aborder le travail cartographique, de recontextualiser chronologiquement le travail effectué…

La réflexion s’est donc amorcée sur la question des « quartiers » dits « populaires » et partant, du « peuple » qui les habite, question récurrente médiatiquement, politiquement, scientifiquement. En posant le constat que ces quartiers et leurs habitants étaient bien souvent assignés aux catégories qui devaient servir initialement à les « mesurer » (ZUP, ZUS, quartiers populaires, quartiers sensibles, jeunes d’origine x, chômeurs, précaires, immigrés, ouvriers, etc.) ou aux « indicateurs » sociodémographiques qui posent les problèmes sociaux selon ces mêmes catégories (et parfois très différemment des personnes concernées), nous avons voulu appréhender autrement ces « quartiers populaires » et réinterroger ces assignations et instruments de mesure (et de contrôle ?).

Pour ce qui concerne mon travail, il m’a semblé important, en premier lieu, de questionner ces premières notions : « quartiers » et « populaires ». L’une et l’autre sont difficilement délimitables : spatialement pour la première, conceptuellement pour la seconde. Ainsi, le premier agrégat posé sujet à questionnement ici est celui du « quartier de Maurepas »  – qui l’appelle ainsi ? qu’entend-on quand on parle de Maurepas ? Qui entend quoi ? -, le second est celui du « populaire » et du « peuple », notions complexes et ambivalentes sur lesquelles il ne s’agit pas de s’attarder ici mais dont on voit bien que, lorsqu’elles sont exogènes, elles assignent à des caractéristiques, tantôt bienveillantes, tantôt exotiques, tantôt péjoratives, mais jamais très nuancées. Pour mettre en perspective ces notions, il s’agissait pour moi dans un premier temps, précisément, de les mettre de côté et de laisser l’analyse des situations parler d’elle-même, non pas contre le discours dominant, ce qui finalement reviendrait à se positionner sur ses grilles idéologiques mais à côté, en marge, en périphérie. Autrement dit, il ne s’agit pas d’enquêter ou de travailler sur des enfants d’un « quartier populaire » mais avec un groupe d’enfants que certains identifieront comme tel mais dont l’analyse complexifiera nécessairement les caractéristiques attribuées et questionnera peut-être ces catégories. Afin de réinterroger celles-ci, nous verrons que la méthode a notamment consisté à déplacer le sujet des enfants vers le travail collaboratif qu’ils effectueraient avec les adultes : la cartographie du territoire exploré.

Contexte et concepts

La situation socio-spatiale rennaise est singulière mais les discours sur les quartiers désignés, comme ailleurs, s’organisent sur un axe centralité-périphérie et les représentations des pratiques linguistiques suivent cet axe. Ainsi, les habitants interrogés dans une enquête réalisée à Rennes identifient le centre-ville comme un quartier où l’on parle plutôt « bien » le français et Maurepas, parmi d’autres quartiers « périphériques », comme un quartier où on le parle plutôt « mal » (Bulot, 2006). Ces désignations morales des pratiques langagières les situent déjà sur le terrain du pouvoir. De la même manière, Maurepas est identifié comme l’un des quartiers rennais de la migrance et corrélé à cette représentation, comme un quartier particulièrement plurilingue (avec notamment « Rennes Sud » et « Villejean ») (Bulot : 2009a : 119), un plurilinguisme discriminant qui marque spécifiquement les quartiers dits « populaires » (Bulot, 2006). Le centre-ville, lieu de la norme sociale et sociolinguistique, est quant à lui davantage associé à l’anglais alors que ses habitants, dans leurs discours, surreprésentent particulièrement (mais c’est une tendance générale à Rennes) la présence de l’arabe et des « langues du Maghreb » dans la ville (Bulot, 2009a : 119-120). Ces quelques éléments nous permettent de situer le contexte sociolinguistique de la ville et du quartier et les représentations qui sont en jeu ici.

Ces représentations seront également interrogées indirectement auprès des enfants avec qui l’on a travaillé, effectivement plurilingues pour beaucoup d’entre eux, mais dont les représentations observées paraissent assez différentes de celles décrites ci-dessus. Leurs confrontations à différents contextes socio-spatiaux tout au long de la résidence a également permis d’observer plusieurs situations auxquelles ils pouvaient être confrontés dans leurs processus d’auto-identifications et de catégorisations des agents sociaux qu’ils rencontraient. J’ai choisi de parler de « tactiques identitaires » pour évoquer à la fois les notions de « stratégies identitaires » (Camilleri, Kastersztein, Lipiansky, Malewska-Peyre, Taboada-Leonetti, Vasquez, 1997) et de la « tactique » de De Certeau (De Certeau, 1990). Les stratégies identitaires rendent compte du fait, un, que le processus identitaire est dynamique, raison pour laquelle on parlera davantage d’ « identification » que d’ « identité » (Brubaker, Junqua : 2001), deux, qu’il existe bien une finalité visée par le processus identitaire chez l’individu ou le groupe concerné mais que cette finalité peut-être inconsciente et inconsistante, au sens où elle est également dynamique. Nous privilégions cependant la notion de « tactique » qui est plus appropriée pour ce qui nous concerne. Effectivement, la tactique, en réinterrogeant les assignations de la norme (sociales, spatiales, linguistiques), pose la question centrale des rapports de pouvoir. Associée à la question identitaire, elle interroge spécifiquement les situations où l’identification est subie, assignée et vis-à-vis desquelles il s’agit de se situer, de réagir.

‘’J’appelle tactique (…) l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi (…). Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des « occasions » et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse.’’ (De Certeau, 1990 : 60-61)

La tactique ainsi définie a l’avantage, à la fois, de considérer la question des rapports de pouvoir et dans le même temps, de s’opposer au déterminisme de la domination qui voudrait ne laisser aucune place au choix, à la créativité, à l’inventivité. Ici, au contraire, c’est vis-à-vis du quadrillage subi que s’organise l’émancipation, même discrète, même partielle, même temporaire. C’est parce que la marge de manœuvre est limitée que des « manières de faire », « de dire », « de marcher » (De Certeau, 1990) singulières peuvent émerger comme elles le font. Ces « manières de faire » de la vie quotidienne échappent généralement aux instruments de mesure classiques évoqués plus haut, les fuient même, s’en cachent. Elles constituent pourtant l’essentiel de la créativité, de l’inventivité de ceux qui en font preuve. C’est pourquoi l’étude de la tactique invoque des méthodologies d’enquête organiques qui puissent l’accompagner en même temps qu’elles l’observent, y participer plutôt que de tenter vainement de l’arracher à son contexte.

. ‘’L’inconvénient de la méthode [isolement tri, affinage, classement, analyse, interprétation des discours], condition de sa réussite, est d’extraire les documents de leur contexte historique et d’éliminer les opérations des locuteurs en des circonstances particulières de temps, de lieu et de compétition. Il faut que soient effacées les pratiques linguistiques quotidiennes (et l’espace de leurs tactiques), pour que les pratiques scientifiques s’exercent dans leur champ propre. On ne considère donc pas les mille manières de « bien placer » un proverbe, à tel moment et face à tel interlocuteur. Cet art est exclu, et leurs auteurs, rejetés du labo, non seulement parce que toute scientificité exige une délimitation et une simplification de ses objets, mais parce qu’à la constitution d’un lieu scientifique, préalable de toute analyse, correspond la nécessité de pouvoir y transférer les objets à étudier. N’est traitable que le transportable. Ce que l’on ne peut déraciner restera hors champ, par définition.’’ (1990 : 38)

METHODOLOGIE

La méthode qu’il s’est agit de définir ici se concentre, on l’a vu, sur ce que j’ai nommé la « tactique identitaire ». Compte tenu des outils méthodologiques qui sont en notre possession, il m’a paru clarifiant d’utiliser la notion de « tacticité » plutôt que celle de « tactique(s) ». La tacticité permet de mettre en avant le caractère insaisissable de la tactique. La tacticité est diffuse et correspond à des « manières de faire » et à ce qui se cache derrière celles-ci. Les méthodes d’enquête et d’analyse expérimentées ici ne peuvent complètement rendre compte de ce caché. Il ne s’agit pas, dans une finalité intrinsèque à la science d’organiser et de simplifier les observables, de morceler ce caché (la tacticité) en tactiques reconstruites « en laboratoire » mais plutôt de laisser s’exprimer la tacticité à qui voudra bien la percevoir, en filigrane, dans les situations présentées ici. L’analyse évoquée dans le présent texte (et toujours en cours) présente un certain nombre d’extraits qui viennent illustrer les thématiques abordées. Ces thématiques sont des constructions scientifiques qui permettent d’interroger le réel observé au cours de la résidence, elles ne sont pas des tactiques isolées par mon travail mais des éléments qui tentent d’accompagner les mouvements tactiques co-construits et observées durant ces dix jours d’expérience collective.

Approche constructionniste et ethnométhodologie

Un premier élément qui me semble pertinent pour observer les pratiques discursives et les discours sur ces pratiques est l’approche constructionniste telle que le présente ici L. Mondada : ‘’le courant du constructionnisme social, dans sa version sociologique, se situe de façon critique contre le projet du chercheur de vouloir fournir une description objectivante et définitive des faits sociaux ; il propose par contre une analyse qui se penche sur la description ordinaire des acteurs et en étudie le rôle dans la vie sociale, en lui attribuant une valeur non pas référentielle mais interprétative et performative.‘’ (Mondada, 2000 : 21-22). Il ne s’agit donc pas d’étudier des discours sur des faits sociaux qu’il conviendrait de réinterpréter, d’objectiver scientifiquement pour les comprendre, mais de considérer ces discours comme constitutifs de ces faits sociaux. Les producteurs de ces faits sociaux observables constitués par les discours sont dès lors à la fois l’enquêteur et l’enquêté. De ce point de vue, les quartiers à étudier ne sont pas, a priori, ceux de « Maurepas » ou du « Centre-ville » par exemple, mais ceux définis par les différents locuteurs en contexte, et les situations sociales à observer ne sont pas a priori celles d’enfants d’un « quartier populaire » mais celle d’individus, enfants et adultes participant à des interactions dans des contextes particuliers. Ainsi, les catégories d’analyse pertinentes pour mon travail doivent être le résultat de la confrontation aux catégories usitées par les agents sociaux en contexte.

‘’Dans le cadre épistémologique que l’on pose ici, c’est le découpage ethno-sociolinguistique réalisé par les locuteurs eux-mêmes qui détermine les « repères » internes au continuum, les ponctuations (au sens systémique), ces barrières symboliques demeurant donc toujours relatives, discutables, ouvertes, mouvantes et subjectives, mais fonctionnelles.’’ (Blanchet, 2000 : 100)

Il ne s’agit donc pas de réinterpréter les discours observés mais de comprendre les processus en jeu dans la construction, dans la stabilisation et les négociations des catégories qu’ils requièrent. De ce point de vue, il ne revient pas au chercheur d’évaluer, encore moins de nier la pertinence des mises en mots en présence mais plutôt de comprendre en quoi elles sont effectivement pertinentes pour un individu ou un groupe dans un contexte donné.

On peut requérir pour illustrer notre démarche à la notion d’ethnosociolingusitique, qui, ‘’malgré sa longueur, présente l’avantage majeur de signifier ouvertement le double aspect ethnologique (incluant les questions de communauté ethnoculturelle, d’identité, de représentation du monde par le langage, de micro-interactions) et sociologique (incluant les questions de stratifications sociales, de conflits sociaux, de politiques linguistiques et éducatives, de macro-variations), recouvrant de sorte, l’ensemble du champ des usages, des langages humains (notamment des langues).’’ (2000 : 76-77).

Un autre élément important est la question de l’intervention sociale que constitue nécessairement cette résidence. Puisque celle-ci peut avoir un impact social, il était nécessaire pour moi de le poser comme partie intégrante de ma recherche. Pour ce faire, il s’agissait de garder à l’esprit que la construction des observables est une collaboration entre des personnes concernées. Il s’agissait ensuite de tenter de sensibiliser, tout au long de la résidence, les enfants aux questions abordées (les langues et l’espace), et de valoriser leurs compétences en la matière (connaissances singulières de la ville, compétences linguistiques parfois sous-estimées). Ensuite, les enfants qui ont participé au projet auront l’occasion de questionner ultérieurement la première analyse réalisée et d’interpréter à leur tour les discours co-produits. Cette activité pourra elle aussi prendre la forme de la construction de cartes (carte des langues, carte des activités, etc.) et d’entretiens à propos des discours construits pendant la résidence.


Action collaborative

Mon travail méthodologique s’est articulé autour de deux axes principaux : l’action collaborative et les méthodes dites du « go-along » (Kusenbach, 2003) qui consistent à interagir avec les enquêtés dans leurs déplacements urbains. Ces deux axes correspondant à deux objectifs s’organisant autour du travail de cartographie proposé :

Le premier axe consiste à poser l’enjeu de la sécurité sociale et de la confiance au centre du travail. Mon approche ne consiste pas à recueillir des données mais à co-construire des observables[1]. Cette position épistémologique est conséquente dans le travail proposé ici, il s’agissait donc qu’elle apparaisse également aux personnes concernées, les enquêtés qui, s’ils sont théoriquement des co-producteurs, deviennent ici également, par la méthodologie de l’action, des enquêteurs. Ainsi, la collaboration ne s’élabore plus directement autour des enfants et de leurs discours mais de projets communs : l’exploration, la réalisation de cartes par les enfants, puis la réalisation de cartes en collaboration avec des adultes interviewés.

La question de l’action comme outil méthodologique d’accès à la signification est donc centrale dans ce travail. Elle permet de joindre les discours et les actions, non pas parce que l’un porte sur l’autre mais parce que les relations entre l’un et l’autre sont toujours en tension. Cette dialectique entre une strate matérielle (dans l’action) et une strate sociale (dans le discours) est exacerbée lorsque le langage, comme ici, est mis au travail. Pour M. Heller et J. Boutet, les situations de production, de « travail » ‘’constituent pour le sociolinguiste critique des key situations par excellence. (…) [L]es situations de travail apparaissent comme de véritables laboratoires du langage (…) Il peut y observer la sociogenèse continue des pratiques langagières, l’articulation des fonctions référentielles, cognitives et sociales du langage ainsi que la dynamique et l’évolution de celui-ci sous la dépendance des transformations des dispositifs techniques. (Boutet, Heller, 2007 : 313-314).

Cette méthode « phénoménologique » (Kusenbach, 2003) nous invite alors ‘’à concevoir la perception de l’espace en rapport avec l’action et avec l’intentionnalité des sujets (Merleau-Ponty, 1945). La construction du sens prend sa source dans la dynamique de l’expérience et de la praxis. (…) Le « sens du mouvement » trouve lui-même sa cohérence dans l’action (Berthoz 1997)’’ (Barbéris, Manes Gallo, 2007 : 7). Cette prise de signification dans l’action nous ramène à la tacticité évoquée plus haut. Elle nous guide également naturellement vers le questionnement du mouvement…

Go-along : le choix de la cartographie

Le second axe consiste à interroger les variables que constituent les contextes socio-spatiaux des enquêtes et le mouvement qui s’opère entre eux, il s’agissait ici d’exploiter autant que possible dans le délai de cette phase-test, le parti pris de l’exploration et ce que cette opportunité pouvait offrir à l’enquête. En nous déplaçant dans le quartier de Maurepas et dans le centre-ville, en rencontrant des commerçants, des parents, des adolescents de communes voisines ou d’autres inconnus, il s’agissait de questionner les différences de positions, de confiance, de pratiques des uns et des autres, et partant, la dimension tactique qu’impliquait ces déplacements et ce que celle-ci nous disait de ces contextes socio-spatiaux. Ainsi, ‘’les trajectoires quotidiennes des urbains sont particulièrement caractérisées par la fragmentation, car ils sont appelés à présenter des aspects fragmentaires d’eux-mêmes aux autres, aux étrangers et aux inconnus qui ne les connaissent que sous le jour de leur appartenance à des catégories professionnelles ou ethniques. Donc, nous ne pouvons saisir que certaines performances morcelées en faisant des études délimitées par quartier, unité sociale ou réseau social.’’ (Lamarre, 2009 : 107) A l’inverse, ‘’[u]ne ethnographie (…) qui accompagne les participants dans leurs trajectoires urbaines, a beaucoup à offrir à la sociolinguistique puisqu’elle permet de saisir la diversité de leurs pratiques’’ (2009 : 108). Si les déplacements librement choisis des enfants sont assez limités par leur condition, rien n’empêche de suivre leurs propositions de déplacements socio-spatiaux, de les mettre en situation de guides, d’abord dans leur quartier, puis en dehors…

Les déplacements que nous permettait la configuration du projet nous offraient également un autre type de situations : des parcours dans la ville essentiellement guidés par les enfants et négociés entre eux et entre nous (c’est un des enjeux). L’alliance du travail cartographique et du mouvement qu’il impliquait a donc amené la question du parcours. La carte, historiquement, constitue d’abord un outil puis un compte-rendu de parcours, ‘’non « carte géographique » mais « livre d’histoire »’’ (De Certeau, 1990 : 178). La finalité du travail cartographique, dans cette expérience n’est donc pas la carte, mais bien sa construction. La carte est un sujet de négociation, elle est dépendante des trajets passés, des représentations sociales, des parcours décidés à un moment T. La carte, de ce point de vue, n’est jamais aboutie, c’est ce qui, chez Deleuze et Guattari, l’oppose au calque et la relie au « rhizome » : ‘’la carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une oeuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation.’’ (Deleuze, Guattari, 1980 : 20).

La carte illustre la tactique au sens où l’action tactique ne s’organise pas selon un plan mais dans un contexte donné. ‘’L’agent qui programme dans l’action se substitue à l’agent qui exécute ce qu’il avait planifié avant l’action (…). D’où l’importance accordée à la temporalité interne à l’action, alors qu’une conception rationnelle de l’agent part de l’analyse de l’action terminée, et en infère, de manière erronée, un « plan » qui aurait été programmé au départ.’’ (Barbéris, Manes Gallo, 2007 : 11). Les cartes que nous voulons élaborer ici ne sont donc pas des résultats plastiques, mais à la fois des prétextes et des témoignages de leur construction, l’essentiel se situant dans les discours auxquels elles donneront lieu : ‘’[c]e ne sont pas des « maps in minds » qu’on cherche à atteindre à travers des discours qui leur serviraient de support, ce sont des « mappings verbo-gestuels ». La carte est inséparable du code et du matériau de construction de la carte, et de son mode d’actualisation, qui pose d’une certaine manière le rapport du message au réel, et aux sujets en interaction.’’ (ibid.). La carte, conçue comme tel, rejoint le « carnet de terrain » du chercheur qui lui sert également à témoigner pour lui-même de ses impressions en contexte. Ce carnet réflexif lui permet aussi de questionner ses positions, ses interactions et son rôle au sein des situations qu’il co-construit avec ses interlocuteurs tout en les observant.

Réflexivité

La réflexivité consiste pour le chercheur à observer son propre comportement, à appliquer les outils d’analyse développés à sa propre démarche. Il s’agit de prendre en considération sa propre subjectivité, ses propres caractéristiques sociales et notamment, pour ce qui concerne le travail présenté ici, ses propres discours lors des interactions. En effet, la méthode adoptée devait être interactive, permettre autant que possible de construire un dispositif collaboratif et donc, lors de l’analyse, de prendre en considération le rôle des interactions, et nomment l’influence de mes propres discours sur ceux de mes interlocuteurs et vice versa.

On considère généralement que la présence de l’enquêteur constitue un biais à la réalisation de l’enquête. Celui-ci, en voulant observer des réalités sociales, contribue de ce point de vue à les déformer : c’est « le paradoxe de l’observateur ». Lors du travail ethnographique qu’a constitué la résidence, il s’agissait pour moi non pas de réduire ce biais, encore moins de l’éliminer, mais plutôt de considérer ma présence comme ‘’un aspect constitutif de l’interaction en cours. Dans cette dernière perspective, le « paradoxe de l’observateur » (…) est dissout du fait que l’observateur n’est plus un biais dont il faut neutraliser le plus possible les effets, mais un participant dont il s’agit de décrire les interventions, les initiatives, les effets sur l’interaction.’’ (Mondada, 2000 : 92)‘’. Les entretiens réalisés se sont de plus révélés relativement spontanés grâce au contexte particulier de la résidence, le temps d’acclimatation qu’il permettait et les situations relativement « habituelles » (activités pédagogiques) quoique singulières, qu’elle offrait aux uns et aux autres. Il fallait donc pour les étudier, considérer les contextes particuliers dans lesquels ils s’inscrivaient et les différents acteurs qui y participaient, le chercheur y compris.

Dans les éléments d’analyse qui suivent, je m’efforce donc à la fois, de prendre en compte la présence du chercheur en temps qu’agent social particulier et les effets que cette présence peut produire, et en même temps, les discours qu’il peut tenir, leur évolution dans le temps, en fonction des contextes, etc. et leurs effets sur les autres discours.

TERRAIN ET ÉLÉMENTS D’ANALYSE

L’essentiel du travail de terrain s’est organisé en contexte. Le protocole que j’avais prévu initialement prévoyait qu’il ne pourrait pas maîtriser toutes les variables techniques, logistiques et humaines. Les temporalités, la durée du projet, la situation de la résidence, la densité de l’expérience, les interactions multiples difficilement anticipables, les attitudes des enfants, l’organisation, etc. Tout ça relevait de l’expérimentation. Le pari a donc été de préparer au mieux tout ce qui était préparable mais aussi de se préparer à tout ce qui ne l’était pas !

De ce point de vue, la tacticité dont doivent typiquement faire preuve les enfants (ils ne maîtrisent pas les lieux, ni les actions prévues, ils doivent s’en jouer, ils n’ont pas choisi ni de participer au projet, ni les grandes lignes des activités proposées, etc.) s’est vue accompagnée par la tacticité vers laquelle nous étions (pédagogues du GRPAS, artistes, chercheurs et autres adultes rencontrés) également portés par la singularité de la situation. Nous nous trouvons tous dans un contexte inhabituel : les artistes et chercheurs sont loin de leurs lieux de légitimité, de planification et donc de mises en place de stratégies (universités, ateliers, milieux socio-professionnels, etc.), et si les pédagogues ont l’avantage de se trouver dans un environnement un peu plus familier, celui-ci est largement perturbé par la présence des autres professionnels et par l’activité qui va prendre forme.

Nous sommes donc tous devenus des tacticiens potentiels, une situation qu’il s’agissait pour moi de mettre à profit. La première difficulté a été de réadapter mon dispositif (la cartographie) aux enfants et à leurs différences d’âge. Il s’agissait donc rapidement d’avancer dans le projet tout en étant à l’écoute des modifications qu’il nécessitait, sa finalité dépendant désormais aussi des enfants. La question de l’équilibre recherché et des rapports de pouvoir entre les différents collaborateurs (adultes et enfants) est donc centrale. Celle-ci s’organise autour de deux variables : la variable socio-spatiale d’un côté, la variable temporelle de l’autre. La confiance et les tactiques sont donc dépendantes de l’évolution du projet dans le temps (pour la collaboration entre les explorateurs, adultes et enfants), dans l’espace (territoires familiers, connus, inconnus, valeurs attribués aux espaces) et en fonction des personnes rencontrées (parents, commerçant du quartier, adolescents d’un village voisin, inconnus).

Les exemples qui suivent sont organisés en deux thématiques : « spatialisation » puis « langue ». Chacune d’entre elles questionne les démarches identitaires tactiques sous un angle particulier. On peut également décomposer, pour commencer, les activités dans le temps. Les activités décrites ici ont toutes fait l’objet d’enregistrement sauf la première. A noter que d’autres enregistrements ont été réalisés ponctuellement au hasard des situations rencontrées.

Indications

Chronologie des « explorations »

10/03 : Ballade dans le quartier avec un groupe d’adultes (parent, pédagogue, artiste, chercheur) et d’enfants, je dessine le parcours et observe les mises en mots des uns et des autres. Ce premier dessin personnel guidera la première exploration ;

11/03 : Exploration du quartier avec un groupe d’enfants et une pédagogue. Nous complétons la carte que j’ai commencé la veille, entretien collectif autour du goûter récapitulant l’exploration et discussion sur les langues (ce dernier entretien a été filmé, ce qui explique les annotations qui peuvent accompagner les extraits : signes de tête, sourires, etc.) ;

13/03 : Ballade dans le quartier avec un groupe d’enfants et une pédagogue, entretiens collectifs autour de la cartographie du quartier puis, dans un parc, autour de la question des langues ;

14/03 : Préparation du questionnaire puis interview d’un commerçant du quartier avec un groupe d’enfants et une pédagogue, construction collaborative d’une nouvelle carte avec celui-ci, discussion avec un groupe d’adolescents d’une communauté de communes voisine qui viennent participer pour la journée au projet, notamment autour du quartier, des lieux d’habitation et des langues de chacun ;

15/03 : Préparation et interview du père d’une enfant sur son lieu de travail, dans le centre-ville (il tient un restaurant) avec un groupe d’enfants (dont sa fille avec qui nous avons décidé de cette activité la veille) et une pédagogue, construction collaborative d’une nouvelle carte du quartier avec celui-ci, discussion sur les langues ;

16/03 : Exploration du centre-ville avec un groupe d’enfants (sur la décision d’un enfant ayant participé la veille) et une pédagogue, construction d’une carte au fur et à mesure du parcours, observation des langues en présence ;

17/03 : Première restitution publique dans le quartier, construction de cartes par des enfants mais également avec des adolescents du quartier.

Identification des personnes et marques de transcription

– initiales diverses (M, K, S, etc.) : enfants

– textes soulignés : pédagogues

– textes en gras : chercheur

-com : commerçant

– ado : adolescents

– inc : inconnus

– aa : autres adultes (expéditeurs, accompagnateurs)

– / pause courte

– // pause moyenne

– /// pause longue

Spatialisation

La sociolinguistique urbaine considère la ville comme ‘’un paramètre contraignant et contraint des réalités langagières.’’ (Bulot, 2002 : 93). De ce point de vue, la ville n’est pas seulement le lieu d’opération du travail de recherche, elle en est aussi une variable intrinsèque. Notre sujet d’étude est la ville, constituée par ses habitants et pratiquants. La « ville » telle qu’on l’entend ici est une matrice discursive qui englobe et produit des représentations et des discours. On ne parle pas de la ville matérielle mais de la ville sociale et sociolinguistique. Ainsi, la « ville » est liée aux identifications et catégorisations qui la composent. Lorsque l’on évoque un quartier, d’abord, les délimitations géographiques qu’on lui attribue sont souvent restreintes et subjectives, ensuite, on parle bien souvent dans le même temps de l’image sociale que l’on se fait des gens qui y vivent, qui y travaillent ou le côtoient. Ainsi, chacun identifie la ville et ce qui la compose selon des critères identificatoires, se situe et situe les autres socialement lorsqu’il la décrit. Les discours sur la ville reflètent les tensions sociales qui la composent. En questionnant les discours des uns et des autres sur « l’espace » (conçu comme physique), on peut tenter d’observer la manière dont ils décrivent, délimitent, valorisent ou non les espaces sociaux qui les entourent.

Autour du GRPAS

Ainsi, pour les enfants, le premier territoire exploré s’est constitué autour du GRPAS, de l’école et des « tours bleues » et « roses » qui les entourent. La question est de savoir comment les enfants s’approprient le territoire. Lors de la première excursion (11/3), j’ai vite compris que les adultes dominaient généralement la situation et que la volonté d’inciter les enfants à définir le parcours était difficilement applicable. Lors de cette première exploration, nous suivions le parcours que j’avais dessiné la veille avec un groupe d’adultes (10/03). Il leur était difficile de suivre mon conseil de s’en écarter, la règle du jeu était floue, sans doute pour moi aussi :

on tourne à côté de l’école ?

S : non à la fin de ce bâtiment là

d’accord //  S. pense qu’on va…

S : après on va refaire / on va aller comme ça / hou hou hou hou

on va voir / bon bah c’est parti on y va / vous me suiv/ vous nous montrez où c’est ? / C’est nous / c’est vous qui nous guidez d’accord ?

Ces hésitations montrent deux choses : d’abord, que je tends à dire ce qu’il ne faut pas dire mais qui renvoie aux interactions habituelles avec les enfants (des inter-dits), qui s’immiscent dans ce contexte inhabituel, ensuite, que la règle du jeu que j’ai fixé envisage effectivement que les enfants guident le trajet. Les pratiques correspondent au discours inter-dit : ce sont les adultes, dans un premier temps, qui guident le parcours. Ils guident aussi les discours. Ainsi, au début de la première activité :

ça c’est le GRPAS d’accord maintenant on est où ?
O : bah maintenant on doit être vers là heu vers là
non c’est dans le même sens que la carte
S : là
ouai on est par là nous // on est par là / d’accord / vous voyez un peu ? / donc vous habitez où vous les filles ?
O : nous on habite vers là non là là enfin je sais pas moi
tu peux me le dessiner ?
O : là
OK je vais mettre un point là / d’accord / et comment ça s’appelle ici ?
comment ça s’appelle ici là O. ?
O : On est à Maurepas
ouai et ici ? ça a un nom ?
O : tour 6
tour 6 de quoi ?
O : bah de Maurepas
tu connais pas le nom de la rue ?
O : ah si allée de Brno (rires)
OK

On voit ici que la marge de manœuvre est limitée pour les enfants en présence. La situation posée par les adultes, d’une part, limite leur confiance, et dans le même mouvement, contraint leurs possibilités de réponses, notamment créatives. Les nominations des lieux sont balisées par le contexte social que représentent les adultes. L’une des réactions récurrentes dans ce type de situations est le « je sais pas » qui apparaît ici.

Les situations même très contraintes laissent cependant toujours échapper des impondérables :

et maintenant on va aller par où pour continuer ?

S : ça dépend déjà de là où on va hein

en fait ça c’est le trajet qu’on a fait / et on continue

O : après on va partir comme ça là on va descendre et on va passer au parc de la balançoire je pense

(…)

on continue ? / on va par où après ?

O : on va (…)

S : tout droit

O : ouai tout droit

N : à côté du parc (…)

 du parc ? / OK c’est parti

N : (…) et puis on va jouer au parc

ah bon ?

N : un peu

un peu ouai c’est ça OK

 

Cette première négociation avec la plus jeune participante (4 ans) a trouvé des répercussions durant toute l’activité où l’enjeu du parc est devenu un support à la cartographie. Il s’agissait à partir de ce moment d’aller « à côté du parc ». Cette finalité improvisée a permis de mobiliser et de mettre naturellement les enfants en situation de guides. Ils sont devenus au fur et mesure non plus des suiveurs, pas encore des explorateurs mais plutôt, pour reprendre la terminologie du projet, des « pionniers » qui initient cette première partie de l’expédition : l’exploration de leur quartier. L’enjeu du parc, lieu qu’ils ont décidé de visiter a été le premier décalage de trajectoire opéré par les enfants par rapport au parcours initialement dessiné.

Dans le dialogue suivant, le rapport de pouvoir a été favorable aux enfants. Le même jour, en continuant l’exploration avec notre groupe (quatre enfants, un chercheur, un pédagogue), nous avons ainsi rencontré un autre groupe concentré sur une activité photographique. Cette rencontre impromptue a été l’occasion d’interroger deux enfants à propos du quartier. L’interaction et la négociation de la description du quartier se sont alors opérées naturellement entre elles. Il ne s’agissait plus seulement d’adultes et d’enfants en activité mais aussi de deux habitantes expliquant le quartier à un étranger. En voici un extrait :

bon on essaie de m’expliquer le quartier parce que moi je connais pas mais je sais où sont les Super U maintenant / y’en a un en haut un en bas / je sais qu’y’a une école je sais qu’y’a un arbre un arrêt de bus
O : un arbre ( rires ) n’importe quoi ( rires )
A : vous avez les bâtiments / là vous avez la banane qu’est (…)
O : la banane ( rires )
A : (…) qu’est une tour en fait c’est / c’est une tour
R : c’est une tour qu’a une forme de banane
A : qui a une forme de banane et y’a plein de tours dedans quoi / y’a plein d’habitations
d’accord
R : bah comme celui là / comme ce bâtiment là…
elle est où cette tour là ?
A : là en face
R : …c’est un seul bâtiment mais en tout ça fait plusieurs
( X )   : ah bon ?
A : bah oui c’est la banane
tu pourras nous emmener là – bas alors A. ?
A : bah j’habite à la banane
(rires)
t’habites à la banane toi  ?
A : oui
bah on a appris un truc tu vois
(…)

R : t’habites dans une banane !
A : ouai j’habite dans une banane
pourquoi ça s’appelle la banane  ?
A : parce qu’en fait / on appelle ça la banane parce que ça a ça a (…)
R : une forme de banane
A : (…) quand t’es d’en haut / quand t’es d’en haut ça a la forme d’une banane

Un élément important apparaît ici : la méconnaissance de la désignation d’un bâtiment du quartier, « la banane » par une pédagogue du GRPAS. L’expression est pourtant revenue à plusieurs reprises tout au long de la semaine. Ce bâtiment, qui surplombe l’espace entre les deux séries de « tours roses » et « bleues », paires et impaires, se trouve qui plus est juste en face du GRPAS et plusieurs enfants qui y habitent fréquentent la structure. La première fois que « la banane » est apparue dans les discours est symbolique pour moi de l’introduction du contexte socio-spatial « quartier » dans l’univers du GRAPS. Le GRPAS qui fait le pont entre l’école et la maison, a l’habitude, semble-t-il, d’emmener les enfants en activité dans différents endroits de la ville, d’organiser des rencontres ou de participer à des manifestations avec eux. Il constitue pour les enfants un univers particulier de références dont « la banane » ne fait visiblement pas partie. Ce détail est symptomatique des compétences que les enfants ne mobilisent que dans certains contextes. Ici, une discussion avec une personne étrangère au quartier permet la mobilisation de ressources linguistiques d’habitantes du quartier que sont aussi ces enfants.

Leur connaissance de celui-ci est réapparue lors de la construction d’une carte en collaboration avec un commerçant du quartier (14/03). D’abord assez inattentifs à l’activité,  quand le commerçant et un de ses amis commençaient à dessiner la carte, l’enjeu de celle-ci a clairement évolué quand ils ont progressivement constaté qu’ils avaient effectivement des connaissances de leur quartier que n’avaient pas tous les adultes en présence (le commerçant n’y habite pas, ni les autres participants). Un enfant qui fréquente le GRPAS mais qui n’était pas en activité ce jour là nous a même rejoint avec curiosité (B.). L’équilibre quantitatif et qualitatif trouvé entre les interventions des enfants et des adultes est remarquable dans l’échange dont est extrait l’exemple suivant :

S : aussi y’a le super U d’en haut

Ah // attends on va l’faire après

B : vous faites quoi ?
S : là (…)
On fait la carte du quartier
on fait une carte du quartier
S  : (…) on fait la carte du quartier / d’accord ?
aa : ça c’est les escaliers là
B  : du quoi  ?
aa : ça descend / là / / il descend dans l’avenue du général Patton
B : et le kebab il est où ?
aa : le kebab il est là
com : le kebab il est là
(…)
com : si le kebab il est là ton escalier c’est par là mais bon c’est pas grave / on va faire ça
(…)

com : après…

aa : ça c’est la place

com : voilà
aa : ça c’est la place
B : si si c’est super U là
com : voilà c’est / c’est super U
S  : et euh / tu vois plus en haut / y’a un super U là
B : super U d’en haut / lui là euh
S : ouai / nan pas lui là mais là – bas

com : c’est la pizerria
B : super U d’en haut / y’a aussi là – bas hein

S : mmh mmh à côté euh…

Lors de cet échange, l’animatrice du GRPAS et moi-même sommes les moins actifs. L’échange a essentiellement lieu entre le commerçant, son ami et les enfants présents. La valorisation de leurs connaissances n’est pas le fruit d’un travail calculé que nous orientons mais celui de la situation. Ils connaissent effectivement mieux que nous certains éléments spatiaux qui constituent des enjeux réels d’interactions avec les commerçants. Ici, la construction de la carte joue pleinement son rôle.

Si, en tant qu’habitants, les enfants connaissent et peuvent mettre en mots des lieux du quartier de façons différentes en fonction des contextes socio-spatiaux qu’ils rencontrent, ils s’écartent rarement des dénominations administratives ou commerciales (noms de rue, noms de magasins, administrations, etc.). La « banane » n’est ainsi pas une création identificatoire des enfants, ni même des habitants du quartier mais un type de bâtiments courbes typique des « grands ensembles » des années 50-60. Leurs connaissances du quartier ne sont pas visiblement revendiquées par des marqueurs identitaires, à l’inverse des adolescents du quartier rencontrés en fin de semaine qui me parleront par exemple des « deux bat’ » (deux bâtiments du quartier qu’ils renomment ainsi). Chez les enfants, les tours sont identifiées selon leurs numéros ou selon les copains qui y habitent (« la tour 6 », « la tour 12 » ou « la tour de x », « la tour de y ») et les lieux identifiés sur le quartier sont essentiellement des immeubles, des parcs, des rues, les commerces de proximité et services publics ainsi que les arrêts de bus, rues et quartiers voisins qui délimitent le territoire. Ces différents lieux sont qui plus est peu estimés, jugés, valorisés ni dévalorisés par les enfants, contrairement au centre-ville dont la configuration et les lieux sont sujets à des productions différentes.

Centre-ville

Nous sommes parti explorer le centre-ville sur décision d’un enfant qui ayant participé à une journée d’activité (15/03) nous a proposé l’idée de la suivante. Ainsi, les endroits du centre-ville que les enfants ont choisi de visiter le 16/03 sont « Saint-Anne », « République », « Charles de Gaulle » (il est d’ailleurs intéressant de noter que les premiers endroits cités dans les mises en mots de la ville par les enfants sont ses stations de métros) et « Saturn », boutique qui s’appelle désormais selon un enfant « la Boulangerie » (en fait  « Boulanger »). Le parcours dans le centre-ville donnera lieu à des observations des lieux différentes qui éclairent les significations sociales configurées par l’histoire, l’économie mais aussi par les politiques urbanistiques : patrimonialisation des bâtiments, organisation spatiale des commerces. Ainsi, si parmi les quatre lieux initialement prévus figure une enseigne commerciale, c’est parce qu’elle est valorisée par les enfants, elle est un lieu de convoitise : là où l’on trouve des jeux vidéos. L’évolution de la semaine aura également permis à mon avis de mettre les enfants davantage en confiance dans ces derniers jours. Cette confiance libérera leurs mises en mots de l’espace (mais aussi des langues et leurs pratiques langagières). On retrouvera dès lors des éléments incongrus sur la carte (16/03) :

j’vais faire un truc comme ça / j’vais écrire c’que vous m’dites / c’que vous voyez

S :on voit un mec qui fait du rap avec sa bouche

ah ouai ? / tu veux qu’j’le mette sur la carte ?

S : qui vient d’passer oui

K : ouai il était boum tch’c boum  boum tch’c boum boum tch’c boum boum tch’c boum

tu crois qu’on va s’repérer avec ça ? si on revient on saura ?

S : nan

K : tu crois qui va passer tous les trois ans en train d’faire boum tch’c ?

(…)

Y’a quoi d’autre ici qu’on peut mettre sur la carte ?

K : euh / ça / les maisons / les anciennes maisons qui s’faisaient que d’se faire brûler

les anciennes maisons qui faisaient que d’se faire brûler ? // OK

K : ouai / même ils ont fait des magasins au dessous

Outre le « mec qui fait du rap avec sa bouche », qui illustre surtout la dynamique des propositions des enfants lors de cette activité, les « anciennes maisons » à colombages (à Sainte-Anne) sont remarquables parce que leur valeur patrimoniale est au moins partiellement intégrée par les enfants. Ces informations historiques sur le vieux Rennes proviennent probablement de visites du centre-ville déjà effectuées par ces derniers. A l’inverse, rien de tel à Maurepas comme le remarquait le commerçant interrogé la veille (15/03) :

S  : et vous connaissez euh /// quoi sur le quartier ?

(…)

com : j’connais parc de Gayeulles qui est connu / à Rennes euh / à Maurepas y’a pas grand – chose qui est connu / donc euh /// donc à part les centre commercial y’a pas grand – chose qui est connu / y’a pas de anciennetés

Dans le centre-ville, si les places sont connues par les enfants, leurs noms, en dehors des stations de métro, sont parfois difficiles à retrouver, on peut donc demander à des inconnus… (16/03) :

S : bonjour

inc : bonjour

S : …viens A. / euh / est-ce que / est-ce que vous connaissez (…)

bonjour / on peut déjà répondre bonjour

S : oui j’ai déjà dit bonjour

elle a déjà dit bonjour

ah pardon excuse-moi

inc : oui elle l’a dit hein

A : vous pouvez nous dire où nous nous trouvons ?

inc : on se trouve ici à place Hoche

S : place Hoche // ah oui

tu connaissais en fait ?

S : oui / mais je savais pas qu’on était là

…ou en s’aidant d’indices :

et est – ce que vous connaissez cette place là tout le monde ?

S : oui / on est à République / Nemours

 République ?

K : à côté du musée / à / à côté de l’Opéra

et ça s’appelle République ?

S : Nemours

nan / moi j’crois pas qu’ça s’appelle République hein

S : Saint – Anne

non plus

S : bon bah on va (…)

c’est quoi c’bâtiment là ?

S : la mairie

ouai alors à votre avis ça va s’appeler comment ici ?
S : la mairie

Place de ?

S : Mairie / place de la mairie

place de la mairie / ouai / tout simplement

OK / bon bah on la rajoute alors ?

S  : ouai / par contre j’sais pas où on est

parce que c’est quand même une place hyper importante

 

Dans ces deux situations relativement passives pour les enfants (au sens où, à l’inverse des situations précédentes, ils n’ont pas la maîtrise du sujet ni du déplacement), les interactions sont à nouveau courtes. De la même manière qu’ils tendent à situer des lieux au sein des espaces délimités par les adultes, ils placent aussi leurs mots entre les questions-assignations de ces derniers. La norme joue pleinement, aidé par la timidité et les règles de politesses lors du premier extrait, par la méconnaissance de « la bonne réponse » lors du second. Ainsi, là où les adultes tentent de les ramener d’abord, vers le nom administratif du lieu, ensuite, vers son importance supposée (lié au statut de l’administration voisine : la mairie), les enfants l’associent plus naturellement à des informations alternatives qu’ils mobilisent en les testant : les stations de métros les plus proches, les bâtiments connus (l’Opéra). La place sera même renommée « Women only » sur la carte, de l’inscription d’une affiche discutée précédemment à propos des langues. A l’inverse, une autre interaction nous ramènera à une confiance particulière lorsque le lieu où l’on s’arrête est choisi par l’une des enfants. Dès lors, les interactions sont à nouveau facilitées :

S : y’a des Jordan / regarde ça c’est de Jordan / comme B. // mon père il en a des Jordan

éh vous êtes / vous êtes ar / on est arrêté où là ?

K : euh

S : dans un magasin de chaussures / et y’a des Jordan

pourquoi on s’est arrêté là ?

S : parce qu’on a vu des Jordan

c’est quoi les Jordan ?

K : c’est des chaussures américaines

S : c’est des chaussures comme ça / c’est des chaussures comme ça et c’est / c’est stylé / c’est trop beau

c’est trop beau ?

A : oui

S : ouai / moi j’ai des Jordan / et mon père aussi il a des Jordan…

t’en as toi ? / ça c’en est ?

S : …et B. /nan / et B. il a des Jordan et son frère aussi

ah ouai ? / éh / et / le magasin là…

S : il s’appelle…

est-ce que vous pouvez voir des trucs écrits ?

A : Foot Loké

S : Foot locker

Ici, l’orientation de l’interaction est négociée entre adultes et enfants. Si je suis toujours celui qui pose les questions, celles-ci répondent au choix des enfants de s’arrêter à cet endroit. La situation permet dès lors d’orienter un des sujets qui intéresse mon travail, ici les inscriptions visibles dans la ville. Elle permet également de voir émerger des éléments de façon plus libre. Ainsi, le lieu décrit est valorisé par ce qu’on peut y trouver et par la référence qu’il amène à la famille, aux amis, à l’identification en sommes. Le centre-ville, lors de cette expédition, lorsqu’il est laissé à la libre circulation des enfants est donc associé à plusieurs caractéristiques particulières : notamment le commerce (les boutiques convoitées de jeux vidéos, de baskets, mais aussi celles où travaillent des parents) ou le patrimoine dont la valeur est déjà intégrée (la place Sainte-Anne notamment). Il est aussi central au sens social, donc référentiel, un élément qui s’illustre dans certaines formules des enfants même si cette centralité (à laquelle on les a par exemple sensibilisés auparavant avec la mairie) envisagée par les enfants n’est pas toujours intégrée selon les normes adultes : un décalage qui apparaît dans certaines mises en mots :

on va faire ça / on va dessiner le trajet qu’on va faire tu vois / OK ?

S : ah oui y’a un centre-ville que j’aime bien / j’sais pas comment ça s’appelle mais j’aime bien ce centre-ville

 quand toi tu dis j’vais à Gros Chêne / tu dis qu’tu vas à l’arrêt de bus ? / c’est pour dire qu’t vas à l’arrêt de bus ?

S : nan / c’est / c’est le centre-ville de Gros Chêne // ‘fin j’sais pas comment expliquer

le centre commercial ?

S  : oui centre commercial / j’dis toujours centre-ville moi

OK / et y’a quoi à République ?

qu’est-ce qu’on y voit  ?

S : y’a place de Bretagne / y’a (nom de magasin) de ma mère

A : y’a des bus

mais c’est pas la République ça ? 

S : si

G : ici / y’a le magasin de ta maman ?

S : nan / euh y’a des arrêts de bus / y’a le métro (…)

ah bah on peut le mettre ça par contre / on peut le mettre

S : ( …) et République c’est / la capitale de Rennes / si y’a une capitale à Rennes

ah bon ? / la capitale de Rennes ?

alors tu veux peut-être plus dire le / le centre / le / centre important de Rennes parce que…

S : oui / oui / plus important

La centralité symbolique et les rôles économiques et culturels du centre-ville s’illustrent dans les interactions observées ici. ‘’Les métaphores de l’inscription et de la lecture permettent de poser le problème du sens que prend le paysage urbain en terme de sa lecture/consommation en tant que bien symbolique et donc en termes d’activités d’acteurs engagés notamment dans l’expérience d’un certain style de vie et d’une certaine culture urbaine.’’ (Mondada, 2000 : 37). En fait, l’architecture et les inscriptions symboliques (commerciales notamment) dessinent un ‘’design urbain’’, lequel correspond tendanciellement à des référents socio-culturels (en l’occurrence ceux de la centralité) et ‘’en s’adressant à la clientèle qui est appelée à fréquenter et à y (ou les) consommer (…) créé des signes d’identité et des marques de distinction.’’ (2000 : 36)

La ville à travers ces signes codés, apparemment en cours de décodage chez les enfants, interroge des destinataires : ‘’ceux qu’elle vise et ceux qu’elle exclut (…). Le problème n’est donc pas seulement celui de l’accès de certains groupes à certaines portions de l’espace urbain, mais aussi celui de la façon dont l’occupation ou l’exclusion de quartiers ou de bâtiments est manifestée dans l’espace, dont les identités culturelles s’inscrivent dans les façades, les devantures, les lieux de circulation.’’ (2000 : 37-38). L’enjeu des descriptions alternatives possibles de la ville telles que celles proposées ici par les enfants, non pas dans leurs contenus mais bien dans leurs « manières de dire » est celui de la défense ou de l’affirmation d’identification ou de configurations sociales potentielles. Ces formes de micro-résistances mais aussi de propositions interrogent également ‘’comment des récits alternatifs, des façons autres d’inscrire des identités (…) dans l’espace peuvent contester les représentations culturelles dominantes.’’ (2000 : 37). Ces propositions naissent précisément de la non-intégration totale des normes en vigueur. Ici : la centralité urbaine et ses codes socio-culturels. Nous verrons que les mises en mots et pratiques de(s) langues durant la résidence sont également éclairant de ce point de vue.

Langues

L’expérience réalisée a également permis d’interroger les langues et pratiques langagières des enfants et de leurs interlocuteurs. Il s’agissait notamment de questionner par ce prisme leurs positionnements identificatoires. Quels rapports les enfants entretiennent-ils avec les langues, avec « leurs » langues et celles qu’ils côtoient ? Dans quelles mesures ces langues sont-elles valorisées ou non ? considérées comme des compétences ? comme des références identitaires ? par eux ? par les autres ? Quand, où et avec qui mobilisent-ils telle ou telle compétences linguistique ? Enfin, comment la progression du projet a-t-elle influencé leurs pratiques langagières et discours sur les langues ? Ce sont les questions qui se sont posées ici et qu’il s’est agit d’aborder durant la résidence, dans la continuité du rapport des enfants à l’espace. C’est pourquoi le questionnement s’est amorcé autour de la spatialisation sociolinguistique. : il s’agissait d’interroger la manière dont les enfants se représentent la répartition des langues et variétés de langues dans la ville. Je me suis ensuite concentré sur les normes linguistiques et leurs pendants identificatoires et sociaux et sur leurs mises en mots et situations vécues durant la résidence. Il s’agissait également et surtout de chercher les formes de résistances, de fuites, de réactions et de propositions à ces normes qui pouvaient apparaître…

Spatialisation sociolinguistique

J’avais envisagé au début d’initier avec les enfants une cartographie des pratiques langagières de la ville. En partant de leurs représentations des langues et langages de la ville, il s’agissait ensuite de les réinterroger dans les explorations de celle-ci. Problème : leur perception du plurilinguisme telle que je l’ai observé s’est avérée relativement différente de celle des rennais évoquée en introduction (il est vrai que la méthode n’était pas la même). Si la surreprésentation de l’arabe s’est sensiblement retrouvée dans leurs discours, la spatialisation des langues s’est avérée plus difficile. Les échanges qu’offraient les situations n’ont pas permis d’approfondir la question.

Première tentative (13/03) :

(…) et vous connaissez quoi d’autre comme langues qu’on parle par ici ?

K : par ici ? // Bah du rom hein / Kr. elle parle / elle parle du Rom hein Kr. / elle a déménagé de l’école et voilà / et moi j’ai envie d’apprendre l’espagnol c’est trop / romantique / et l’italien / ah ça c’est trop bien

(rires) et vous vous / y’a quoi comme langue qu’on parle dans / par ici ?

K : par ici mais y’a plusieurs langues

B : On parle français…

N : arabe

(…)

B : …et euh chinois j’sais pas

(…)

y’a plein de langues alors

K : nan c’est mongol / c’est du mongol

B : mongol

y’a plein de langues alors ?

B : bah oui ici

(…)

vous connaissez d’autres endroits dans la ville ?

K : bah République / Sainte-Anne

J : Le Triangle

K : Kennedy / Triangle / euh / la Poterie

N : Charles de Gaulle

(…)

et on parle quoi ? est-ce qu’on parle des langues là-bas aussi ?

(…)

K : (rires) bah oui y’a des gens qui viennent en France hein ché pas / ché pas y’a plein de langues comme le chinois hein // comme / bah serbe / rom / euh russe euh euh euh euh mongol

où ça ? on parle ça où ? ici ?

K : bah en France et à Répu / bah à Rennes hein

 

Ainsi, la désignation des langues par quartiers, interrogée comme telle, semble assez difficile pour les enfants. Ils identifient clairement leur quartier comme plurilingue mais ni plus ni moins qu’un autre quartier. On peut remarquer que les langues identifiées sont associées aux migrations, ce qui ne semble pas non plus différent des discours connus.

Avec d’autres enfants pendant une exploration du centre-ville (16/03) :

y’a un autre truc que moi j’voulais mettre sur les cartes / venez / euh / est – ce que vous savez quelles langues on parle ici ? / est-ce qu’on parle plusieurs / est-ce que y’a plusieurs langues qu’on parle ?

K : oui

hein ?

K : j’sais pas / oui mais j’sais pas lesquelles

tu sais pas lesquelles 

S : moi j’sais pas / j’sais pas / j’sais pas

tu sais pas ?

S : j’sais pas je…

A plusieurs reprises, les tentatives de relier des communautés linguistiques à des espaces désignés se sont révélées infructueuses. Dans l’échange précédent, le rapport qui s’est instauré n’est pas propice à ce qu’ils fournissent des réponses significatives. L’assignation à aborder le sujet que j’impose ne permet pas de faire émerger des discours significatifs sur la question. Dans le suivant (14/03), la parole est plus libérée et si les résultats ne sont guère plus concluant concernant cette question, d’autres éléments apparaissent :

on va parler des langues / est – ce que vous croyez qu’il parles des langues lui ?
S : oui il est euh / arabe ?
il est arabe tu crois ? / / on va voir c’qui va nous dire / / et lui peut – être qui sait / si y’a des langues /  combien / qu’est- ce qui a comme langues dans la ville / / voilà
M : espagnol ( rires )
S : espagnol , Portugal euh / cinga / cingala /cingalais
(…)

cingalais ?
S : c’est le Sri – Lanka aussi / le Sri – Lanka l’Inde le Sénégal / le / Afrique euh / africain euh / les Turquie  / les arabes euh
c’est où qu’on parle ça ? / ces langues là ?
S : dans le pays à à à / / / de / Mé.
et ici on parle / ici on parle quoi ?
S : attends écoute y’a aussi Arménie / le ISA / et y’a aussi euh
M  : c’est USA
S : US / c’est pas grave / / y’a aussi / l’Angleterre / le Canada / le Pays – bas (…)
tu me cites tout les pays que tu connais là  ?
S : bah oui
( rires )
S  : (…) les pays – bas / le Congo euh / Maroc euh
et ça c’est des langues / est – ce que c’est des langues que tu entends ça / que tu entends parler  ?
S  : bah oui
où ça ?
S  : …le Maroc / j’connais
tu les entends parler où
S  : partout / sur la carte de France
partout en France  ? / tu crois qu’on parle ces langues là dans toute la France ?
M  : partout en France / partout / dans toute la France
ouai  ? y’a des gens qui parlent toutes les langues ? partout ?
M  : bah oui hein
ouai  ?
M  : c’est parti dans toute la France

On voit ici que les langues identifiées sont difficilement associées directement à des espaces physiques, encore moins à des quartiers. Le plurilinguisme est encore une fois considéré comme allant-de-soi et difficilement spatialisé. Paradoxalement, la mise en mots de ces langues passe par la dénomination de pays. Nous verrons que cette forme de dénomination est assez récurrente dans les discours des enfants. Ainsi, dans notre volonté de suivre les catégorisations émergeant dans les interactions, nous nous concentrerons sur ce type d’éléments, y compris, comme ici, lorsqu’ils ne sont pas questionnés au départ.

Norme linguistique

Le premier élément remarquable est ainsi le lien qui est fait entre langues et « pays ». Si d’un côté, le plurilinguisme est accepté comme quelque chose d’assez commun, par les enfants, et sa valorisation, appréciée, les langues sont souvent associées à la maison ou « au pays » sauf le français (et les langues enseignées, qui sont valorisées) qui est associé à l’école, lieu de socialisation s’il en est pour les enfants, et au monde extérieur. Le rôle de la langue française apparaît ainsi à plusieurs reprises (16/03 puis 11/03) :

S : (lit) pour accéder directement au quai Kennedy / empruntez l’autre ascenseur

c’est écrit en quelle langue ? 

S : en français

y’a du français alors ici ?

S : oui / normal on est en France

 

 

les langues que vous parlez / où est-ce qu’on parle ces langues là ?

O : dans nos pays hein

S : moi le créole le créole on parle en Guyane en Guadeloupe en Martinique et je sais pas

et en France métropolitaine ? ici ?

O : on parle français

ah bon ? bah vous vous m’avez dit que vous parliez ? (…)

S : ah oui en France on parle français et l’anglais on parle en Amérique et en Angleterre

Dans les deux cas précédent, le français est à la fois considéré comme la langue « normale » et même comme celle que l’on parle en France. Les autres langues sont considérées dans ce cas comme uniquement parlées dans les pays d’où elles « proviennent », alors même que tous les enfants présents m’avaient dit quelques minutes avant en parler en France (au moins à la maison).

De la même manière, la pratique d’autres langues que le français est souvent mise en mots comme relevant de l’étranger et/ou de la sphère familiale mais les exceptions viennent parfois illustrer la règle (13/03) :

(…) donc ça doit être le congolais que tu parles à la maison nan ?

J : ouai

(…)

où ça ?

J : chez moi / à l’école et puis sur…

B : hein hein à l’école

J : bah oui hein

K : c’est interdit à l’école de parler des autres langues hein tu savais ça

c’est vrai ?

K : ouai

c’est interdit de parler d’autres langues ?

B : mmh

K : ouai

J : pourquoi ?

K : sauf si y’en a une qui sait pas parler français / et voilà

Ces interdictions réelles ou ressenties ramènent au sentiment d’illégitimité, en tout cas, à la timidité ressentie à parler certaines langues dites « étrangères » dans certains contextes. Si d’un côté, ce climat accompagne les discours hégémoniques sur le français observés plus haut, il produit également des formes d’esquives, de résistances qui suivant la logique du « en France, on parle français » peuvent aussi investir le « je parle d’autres langues donc… ? »…

Langues : composantes des identifications subies

De ce point de vue, la récurrence des associations discursives entre la langue parlée demandée et le lieu (pays, continent, région) répondu est significative. Les quelques exemples qui suivent présentent des discours où la référence à la question de la langue ramène inexorablement à l’origine et au malaise que l’interrogation peut susciter (11/03) :

est-ce que toi tu connais des langues ?

Z : oui

tu connais quoi comme langues ?

Z : Mongolie

S : Mongol

c’est un pays ça ?

Z : oui

ouai / et on parle quoi là-bas ?

S : Mongol

(…)

et toi tu parles ? tu parles le mongol ?

Z : bah oui

à la maison ?

Z : mmh

avec tes parents ?

Z : (Signe de tête affirmatif)

eux ils te parlent en quelle langue ?

Z : Heu heu à Pays

Mongol ?

comment ça s’appelle ? comment on dit mongol en mongol ?

Z : (sourire)(…)

c’est la langue de tes parents c’est ça ?

Z : bah moi aussi

toi aussi c’est ta langue

Z : bah oui (…)

d’accord

(…) parce que c’est mon pays

c’est ton pays ?

Z : oui

d’accord / et tu parles mongol à la maison ?

Z : oui

d’accord

aa : et tu sais dire une phrase en mongol ?

Z : (signe de tête négatif puis affirmatif)

aa : Non ?

Z : bah oui je sais mais / je ne veux pas // je veux pas

Dans ce cas, l’enfant est en France depuis peu de temps. Elle nous présente sa langue première comme étant « la sienne » et correspondant effectivement à « son pays ». Il lui est pourtant difficile de la pratiquer devant nous, ce qui n’a rien de surprenant, surtout dans une situation collective comme celle-ci mais qui pose quand même question quant au processus d’identification qui est en cours. On voit également entre les questions posées, plutôt assignatrices, des bribes d’affirmations qui surgissent (« bah moi aussi » « bah oui parce que c’est mon pays »).

Dans les exemples suivants, les manières de répondre sont différentes, les enfants se réfèrent à plusieurs espaces géographiques avant de nous renseigner sur les langues qu’ils connaissent ou pratiquent (13/03) :

tu connais quoi comme langue ?

J : Afrique et c’est tout

c’est pas une langue ça ?

N, K : (rires)

(…)

J : mmh / j’sais pas

K : bah déjà tu parles du français

 quand tu parles d’Afrique est-ce que tu parles d’un pays en particulier quand tu parles de l’Afrique ? / est-ce que tu parles d’un pays en particulier ?

J : Congo

B : congolais

 

S : moi j’suis Inde / (…)

et tu sais parler (…)

S : (…) et Sri-Lanka

et tu parles quoi comme langues ? d’Inde et du Sri-Lanka ?

S : les deux / l’Inde c’est pareil que l’Sri-Lanka

et c’est quoi comme langues ? / comment ça s’appelle la langue ? / le nom de la langue ?

S : Sri-Lanka

c’est un pays ça

Là t’es en train de me / enregistrer et je /

c’est vrai tu veux pas m’parler ?

M : bah moi aussi hein

bah S. t’as déjà fait des interviews à la radio et tout

S : mh mh mh // bon je vais parler / attends / je viens de Columbo

Columbo ?

S : Columbo

c’est où ? 

S : c’est l’Inde

d’accord / et tu / et avec tes parents par exemple tu parles comment ? / tu parles quelles langues ?

S : avec mon Papa / français souvent / bah avec mon papa c’est plus français / avec ma maman c’est tamoul

Les exemples de ce type sont très nombreux. Les enfants ont intégré des logiques qui composent un système de représentation et une matrice discursive liés à la francité et à l’extranéité. Ainsi, leur association entre la langue française légitime et l’espace France amène nécessairement un questionnement sur la présence dans des contextes inhabituels du questionnement sur leurs langues « intimes », celles de la maison. Ce questionnement peut donner lieu à des mises en mots timides ou défensives comme ici. Elles peuvent aussi initier des réactions-tests qui éclairent les situations qui les ont provoquées. Enfin, des espaces d’identifications choisis sont explorables…

Réactions potentielles, identifications choisies

Les questions, lorsqu’elles assignent, peuvent donner lieu à des interactions intéressantes. Dans le cas qui suit, les réactions aux questions posées sont particulièrement éclairantes (14/03) :

et toi // tu parles quoi comme langues ?

M : toutes les langues africaines

tu parles pas toutes les langues africaines ?

toutes les langues africaines ?

aa : tu parles quoi toi comme langues ? / j’ai pas entendu moi

M : euhm // la Guinée / la Guinée / le / Mali le / Sénégal et (…)

ado : tu viens d’où ?

M : d’Ar / euh / nan de France

mais nan mais…

S : comme pays

M : bah / et bah / j’habite en France (rires)

nan mais / t’es née où euh / M. ?

M : j’suis née en France

aa : et t’es du / t’es de quelle origine alors ?

M : guinéenne

ado : et t’es déjà allée en Guinée ?

G : (inaudible)

aa : éh / nous qui nous posions des questions sur les nationalités là tout à l’heure (…)

On retrouve dans ce cours extrait l’association de la langue, de la « provenance », de l’origine puis de la nationalité. La première réponse donnée par l’enfant sur les langues africaines est intrigante, les suivantes entraînent progressivement l’interaction vers la question de la nationalité, soit vers le paradigme « francité/extranéité ». Ce paradigme est anticipé involontairement par les enfants lorsqu’ils commencent par réponde à la question des langues par la dénomination d’un lieu « autre », « étranger ». Cette interaction a eu lieu lors d’un échange entre un groupe d’enfants et un groupe d’adolescents d’une communauté de communes voisine qui venaient participer au projet pour la journée. Quelques adultes accompagnaient cette rencontre. Un peu plus tard, une adolescente sollicite les enfants en rejoignant une question que l’enfant de l’extrait précédent avait déjà discrètement essayé de retourner :

ado1 : et vous pensez pas qu’on est d’autres origines que français ?

(…)

si tout-à-l’heure elle est demandé / elle a pas osé // t’as demandé ? / de quelles origines ?  / vous êtes ?

M : bah oui

vous êtes de quelles origines ?

ado2 : française

ado1 : et moi bretonne et guadeloupéenne

bretonne et guadeloupéenne ? tu vois (…) plusieurs origines différentes/ et toi ?

ado3 : française

et toi ?

ado4 : français (rires)

 

Dans cet échange, plusieurs éléments apparaissent : d’abord, la situation est très singulière, une adolescente demande presque à ce qu’on l’interroge sur son origine. Si l’équilibre voudrait effectivement que l’on pose la même question à tout le monde, on constate que les pratiques en la matière sont très ciblées. Autrement dit, sans extrapoler, s’il paraît naturel de demander à des enfants de Maurepas s’ils ont des origines étrangères, dans le contexte d’une discussion sur les langues, demander la même chose à des adolescents « de la campagne » comme ils se définissaient eux-mêmes lors de cet échange paraît presque incongru. C’est cette incongruité systématique qui pose légitimement autant question à l’adolescente, qui visiblement s’auto-identifie et aimerait être davantage identifiée selon ses origines, qu’à l’enfant à qui l’on a posé la question quelques minutes plus tôt et qui tend à vouloir la retourner. Si l’on s’écarte ici de la question des langues, c’est parce que celles-ci renvoient irrémédiablement à des thématiques plus larges telles que la question des formes dominantes d’identifications et de catégorisations.

Bien sûr, les langues ne constituent pas pour autant seulement des référents identificatoires. Certains enfants ont ainsi conscience que les langues qu’ils pratiquent sont autant de compétences. Dès lors, les discours peuvent être plus sereins et les interactions, plus équilibrées : l’identité intime est moins en jeu et les ressources sont valorisées.

 

Langues : outils d’identification(s) ou compétences ?

Dans le cas présent, la diversité des langues acquises dans des contextes sociaux hors cadre scolaire conforte la confiance de l’enfant et le désinhibe face aux langues y compris scolaire. Le potentiel que constitue le plurilinguisme est assumé comme une compétence associée aux possibilités d’apprentissages futurs, y compris à l’école :

et vous parl/ là parce qu’en fait / c’est pour ça j’voulais parler des langues / vous connaissez des langues ?

K, N : oui

K : j’suis serbe

(…)

K : alors / j’parle du serbe / un tout petit peu l’anglais / en allemand parce que j’étais née là-bas mais j’ai oublié / sinon mes parents savent parler russe / moi un tout petit peu j’ai que trois mots que j’sais faire / dire et // attends j’ai dis combien de langues là ?

t’as dis serbe, russe…

K : et L/ allemand oui

et allemand ouai pardon

K : et français, et / un tout petit peu l’anglais voilà

tu parles cinq langues ?

K : nan y’a encore d’autre langues que j’vais apprendre

ah ouai mais déjà y’a cinq langues où tu connais des mots

K : un tout petit peu mais le serbe j’sais/

parce que tes parents ils parlent le serbe / russe/ serbe / allemand ?

K : nan euh mes parents nan parce que euh / ma mère un tout petit peu mon père nan / et  ma sœur et ma grande sœur ils savent bien parler // mais j’suis / j’étais née là-bas bah

et tu m’as dis que tu parlais allemand mais que t’avais oublié ?

K : ça bah / ça fait / en fait quand j’étais à l’école des français bah / et bah en même temps j’parlais beaucoup d’fran/ euh en même temps j’apprenais / et j’parlais beaucoup d’français bah / que j’ai commencé à oublier l’allemand…

c’est vrai ?

…parce que j’ai arrêté de parler l’allemand moi / en fait quand j’étais petite aussi j’parlais pas beaucoup allemand

et tu dis l’école des français à la maison / quand tu parles de l’école ?

K : ouai / ouai t’as vu ça hein / c’est cool hein ?

(rires)

K : et sinon euh / après jusqu’à ce que j’connais tous par cœur / et bah un peu comme le français et le serbe / et bah j’vais apprendre le rom / parce que la vraie langue de mes parents c’est rom et moi j’suis serbe / voilà

tu vas apprendre ? (…)

K : ouai

(…) plus tard t’as envie ?

K : oui plus tard quand / ouai / comme ça j’peux comprendre c’qui disent

ah ouai parce qui parlent pour pas qu’tu comprennes ?

K : ouai quand ils veulent pas que j’comprends un truc là (rires)

et toi t’as envie d’apprendre du coup ?

K : ouai / quand j’aurai / j’connaîtrai tout par cœur / un peu comme maintenant mais y’a d’autres mots que j’connais pas

et vous les autres ? vous voulez parler quoi comme langue plus tard ?

K : moi / je veux parler de/ du / du japonais (…)

c’est vrai ?

(…) et du chinois et du / et en fait toutes les langues

Si l’enfant s’auto-définit ici comme « serbe » lorsqu’on lui demande si elle parle des langues, les différentes langues qu’elle dit pratiquer ou dont l’apprentissage a été enclenché sont conscientisées comme autant de compétences et pas uniquement comme des caractéristiques identificatoires minorées. Dès lors, les ressources peuvent être mobilisées. A l’inverse, lorsqu’un enfant n’a pas la chance d’avoir pu concevoir ses pratiques ou connaissances comme des compétences effectives voire qu’elles sont minorées ou envisagées comme des handicaps, le potentiel que peuvent constituer les compétences plurilingues a moins de chances d’être mobilisé. On rejoint donc ici l’idée de sensibiliser les enfants aux ressources que constituent leurs langues et de désinhiber leurs pratiques.

L’évolution du projet a ainsi permis de mettre en confiance les enfants en abordant et surtout en valorisant dans le même temps leurs langues et pratiques langagières. Bien sûr, la confiance qui s’est installée progressivement n’est pas due simplement à une méthodologie particulière, mais surtout à la récurrence de la thématique, à la forme même de l’expérience « Expédition-s » et à mon intérêt exprimé tout au long du projet pour leurs compétences. Si les premiers jours, avec la plupart d’entre-eux, le sujet était difficile à aborder (pas de réponses, réponses vagues, courtes, timides) ou que les seules pratiques alternatives que j’observais s’opéraient discrètement, entre deux activités (notamment autour des « gros-mots »). Ceux que j’ai suivis plusieurs jours ont décomplexé leurs pratiques. Ils ont non seulement abordé le sujet plus facilement mais ils ont surtout pratiqué des langues ouvertement en ma présence et celle des pédagogues. Les deux dernières activités ont ainsi été l’occasion d’échanger largement sur les langues, celles des enfants en activité et celles que l’on a rencontrées dans la ville. J’ai tenté d’ouvrir des brèches en essayant de m’inscrire dans leurs espaces de références, je me suis notamment essayé au mahorais, à la grande surprise des enfants ! Les derniers jours ont été l’occasion de les entendre parler et échanger leurs connaissances (en mahorais, en créole, en anglais, en tamoul, en espagnol) et de les sensibiliser et valoriser leurs compétences, le meilleur atout, pour ce faire, ayant été d’avoir pu instaurer une atmosphère de confiance propice. L’exemple qui suit aurait du mal à décrire celle-ci mais peut illustrer en comparaison des premiers entretiens réalisés, la confiance acquise par les enfants et le dévoilement de certains éléments, notamment ici la connaissance de « gros mots » dans les langues des copains. (16/03) :

K : (parle en mahorais)

S, A : (rires)

tu dis / tu dis quoi là ? / n’importe quoi ?

un / deux / trois / quatre / cinq / six / sept

S : et nen’ ça veut dire quoi ?

K : (parle en mahorais)

c’est en quelle langue ça ?

K : mahorais

sitta sabba c’est en mahorais ? / ça ressemble à l’arabe

K : (parle en mahorais)

A : (parle en mahorais)

S : chan’ one two three four chan’ / one two three four chan’

ah tu comptais ? tu comptais ?

S : ouai

tu parles aussi en anglais toi ?

S : ouai

et en créole ?

S : ouai / un peu un peu / c’est-à-dire que en fait euh / j’sais pas comment expliquer (rires)

(…)

K : (crie en créole) (rires)

S : aïe aïe aïe / il a dit un gros mot (rires)

K : (rires)

S : (rires)

en quelle langue t’as dit un gros mot ?

S : en créole / ma langue

tu parles créole toi maintenant ?

K : nan

S : nan / c’est parce que j’leur ai dit

Dans cette situation, la question des langues est complètement réinvestie par les enfants. Encore une fois, les questions que je pose réagissent à leurs interventions et non l’inverse. Ces initiatives des enfants, si elles émergent de la thématique proposée tout au long de la semaine, n’en sont pas pour autant contraintes. Là aussi, en même temps qu’ils nous guident dans l’espace, les enfants négocient avec les adultes la structure des interactions. Tout l’enjeu de cette méthode était de trouver et de garder cet équilibre interactif entre les explorateurs, puis d’observer les éléments qui pouvaient en émerger. Comme dans cet exemple, l’expérience, au moins en partie, a permis d’y parvenir. La question du réinvestissement à plus long terme de cette expérience et des possibilités d’analyse (nous n’avons ici qu’un aperçu de la matière produite et de la manière dont elle peut être exploitée) est désormais au centre du travail.

Conclusion

Le premier constat, suite à cette expérience, est celui de la richesse et de la densité de la matière produite. En plus d’être volumineuse, celle-ci est d’une diversité et d’un intérêt considérable. En suivant ces enfants autour de projets construits sous formes d’activités, nous avons eu accès à des situations inédites qui ont vu émerger à la fois de formes d’assignations sociales telles qu’elles peuvent exister au quotidien, des formes de catégorisations, mais aussi des manières d’y répondre, de s’en jouer et de les dépasser notamment dans l’espace et dans les pratiques langagières des enfants. Nous ne prétendons pas avoir pu produire et observer l’essentiel de l’objet questionné, à savoir ce que l’on a dénommé « la tacticité identitaire », mais au moins, peut-être, de l’avoir accompagné tout au long de la résidence, de l’avoir « touché du doigt » et d’avoir essayé d’en rendre compte de façon judicieuse dans ce texte.

Ceci étant, l’essentiel du projet résidait pour moi dans son caractère expérimental. « Expédition-s » a ainsi été l’occasion de s’essayer à des dispositifs en construction en tentant d’exploiter les possibilités particulières que pouvait proposer un tel projet. Le fait de ne pas pouvoir maîtriser d’emblée un nombre important de variables intrinsèques à celui-ci a également été l’occasion, me semble-t-il , pour chacun des participants professionnels, de questionner et de mettre en pratique ses capacités d’adaptation, de réactivité, de créativité.

Un autre aspect essentiel concerne la question de l’intervention sociale, de la recherche en particulier. Comment articuler recherche et impact social, avant, pendant, et après le projet ?  De ce point de vue également, la forme « résidence » permet de sensibiliser les uns et les autres aux enjeux contextuels pendant la période de terrain, reste à concevoir les formes de continuation possibles…

Enfin, les exemples donnés ici ne représentent qu’une partie du potentiel de la matière produite. Celle-ci a encore beaucoup à offrir. En effet, une partie seulement des entretiens réalisés et des enregistrements ont été abordés ici. Par exemple, les positionnements identificatoires des adultes interrogés par les enfants (commerçants et parent) ainsi que des adolescents du quartier rencontrés le dernier jour (dont certains ont fréquenté le GRPAS il y a quelques années) ont énormément à offrir, y compris dans l’éclairage de l’évolution dans le temps des processus d’identification(s) et de catégorisation(s). Cette matière sera vraisemblablement exploitée ailleurs et il s’agit désormais de s’interroger sur les formes de restitution du travail vers les enfants. Une première possibilité envisagée est celle de réinterroger les éléments d’analyse développés avec ces derniers. Cette réinterrogation pourrait elle aussi prendre la forme d’activités, notamment de réélaboration de cartes à partir d’enregistrements sélectionnés. L’idée, in fine, serait dès lors de remettre au travail les analyses. Comment aborder ces sujets avec les enfants ? comment les mettre en position de contribuer aux questionnements qui les concernent les plus directement ? et enfin, comment mettre ces questions à leur service et au service des personnes intéressées ? Voici quelques questions qui pourraient ouvrir des perspectives intéressantes dans un futur proche. A suivre…

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[1] Voir par exemple : « Les principales méthodes et leurs techniques de construction des observables », texte collectif, dans P. BLANCHET, P. CHARDENET, 2011, Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures, Approches contextualisées, pp 73-192

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