Ce que l’on peut espérer d’un interdit : des scrupules ?
En lisant les réflexions de M. Mauss sur l’interdit religieux, je note un petit passage, dans lequel il s’interroge sur la sanction qui peut accompagner un interdit. Il propose alors une série de distinctions intéressantes, rappelant que la sanction peut, bien sur, être infligée par les hommes ou par les dieux, mais qu’un individu peut aussi s’appliquer à lui-même la sanction qu’il pense mériter lorsqu’il a violé un tabou.
L’homme transgressant un interdit à la valeur duquel il croit profondément peut se penser véritablement perdu, dit Mauss, allant jusqu’à se laisser mourir ou à développer diverses formes de symptômes psychiques ou somatiques.
Mauss regroupe ces formes de sanctions que l’individu s’applique à lui-même sous la notion de “scrupule ».
Le « scrupule“ est ce débat intérieur, entre l’individu et lui-même, qui intervient lorsqu’il partage suffisamment la valeur de l’interdit pour devenir son propre juge, en même temps qu’il se sait le fautif. L’individu n’a pas seulement peur de la sanction venue de l’extérieur, mais il en reconnait le bien-fondé, il en admet la nécessité et la fait sienne au point de la faire passer, si besoin, devant ses propres désirs voire devant sa propre survie.
Tous les interdits n’ont pas cette force, et les règles élaborées dans un groupe humain ne se voient pas toujours intégrées ainsi à l’économie psychique des individus. On peut toutefois imaginer, comme M. Foucault le proposera plus tard, que bien des formes de surveillance ou d’éducation visent à ce que l’individu intègre finalement un système de valeurs et d’interdits qui lui sont au départ étrangers, qu’il devienne son propre gardien et son propre éducateur.
La présence de scrupules seraient alors l’indice de la réussite de la transmission d’un système de valeur.
Je me demande comment fonctionne, de ce point de vue, la prohibition des objets personnels dans l’établissement scolaire. Les enfants ont-ils des « scrupules“ à transgresser cette règle, ou simplement peur d’une sanction extérieure ?
À quel point ont-ils intégré le discours et le système de valeur qui accompagne cet interdit ? Quel est-il d’ailleurs, ce discours ? Le croient-ils ? Le partagent -ils ?
Ou n’éprouvent-ils qu’une peur de la sanction venue de l’extérieur, les frappant sans qu’ils en admettent la légitimité ?
Voici la citation de M. Mauss :
» Pour chaque tabou, on étudiera sa nature ; son objet ; et plus spécialement sa sanction, qui peut être infligée par les hommes ou par les dieux ; qui peut même ne pas être physiquement infligé par les dieux. L’individu s’appliquera à lui-même la sanction, parfois jusqu’à en mourir ; c’est une forme du martyre.
L’homme se croit perdu parce qu’il a violé son tabou, c’est la notion de scrupule, qui joue dans la religion un rôle important sinon fondamental, comme le voudrait Reinach qui appelait tabous tous les scrupules et définissait ensuite la religion par les scrupules.
L’autre notion fondamentale, avec celle des scrupules, est la notion de peur et de respect, en anglais awe. Peur et respect que l’on éprouvera devant certains phénomènes de la nature, devant le roi, devant les dieux.
L’homme qui a violé son tabou en éprouve de la honte ; en bantou, le tabou se dit : hlanipa, « avoir honte ». Sentiment de scrupule et aussi sentiment de honte, la honte est la sanction du tabou. »
M. Mauss, Manuel d’ethnographie, (1947) 2002, pp. 338-340.