Interroger les grilles de lecture

centre-ville?

Comme l’indiquait hier Pierre dans son texte, la question des « quartiers populaires » est au cœur du projet « Expéditions ». La notion de « quartiers populaires » pose déjà la question sociale et spatiale qui est la mienne. Qu’est-ce qu’un quartier ? Qu’est-ce qu’un espace ? Qu’est-ce qu’un territoire ? Ensuite, qu’est-ce que signifie « populaire » ? Qu’est-ce que le « peuple » ? Je prolongerai le questionnement autour de mes propres grilles de lecture postulées : tactique et stratégie, ville physique et ville sociale. Il est essentiel, d’une part, de garder à l’esprit (on a toujours tendance à l’oublier) qu’il s’agit bien de grilles de lecture et non pas de réalités données, d’autres part, que leur pertinence dépend des définitions qu’on leur prête.

 Populaire

Pour la question du « peuple » et du « populaire », je m’inspire de cette réflexion de Stuart Hall :

‘’Le peuple contre le bloc de pouvoir – plutôt que « classe contre classe » –, voilà la ligne centrale de contradiction autour de laquelle se polarise le terrain de la culture. La culture populaire en particulier s’organise autour de cette contradiction : les forces populaires contre le bloc de pouvoir. Cela donne au terrain de la lutte culturelle son propre genre de spécificité. Mais le terme « populaire », et même plus, le sujet collectif auquel il doit se référer – le « peuple » – est hautement problématique. (…) de même que la catégorie de « culture populaire » n’a pas de contenu fixe, il n’y a pas non plus de sujet fixe – « le peuple » – qui lui soit attaché. « Le peuple » n’est pas toujours là où il aurait toujours été, avec une culture inchangée, ses libertés et ses instincts intacts, toujours en lutte contre le joug normand, comme si, si seulement nous pouvions le découvrir et le ramener sur la scène, il reprendrait la place qui lui est réservée.’’ (S. HALL, 2007 : 77) [1]

 

«  Populaire » ne s’applique pas dans mon utilisation à des individus ou groupes d’individus (« peuple » ou « classes populaires »). Il s’agit de substance. Une situation, une action, une réaction est d’ordre populaire au sens où elle s’inscrit politiquement dans le monde social face à la norme, face à la référence, face à la domination, et souvent plus précisément, en marge, dans d’autres temporalités, en indifférence par rapport au « bloc ». Il ne s’agit pas seulement d’actes politiques mais essentiellement de micro-résistances, conscientes ou non à un ordre politique donné. La tactique est d’ordre populaire. J’utilisais l’autre jour la notion ambigüe de tacticien, au risque encore de figer des catégories. Il n’y a pas de tacticiens par essence, seulement des actions, des situations d’ordre tactique. Lorsque le « populaire » est désigné par la norme, c’est souvent, par métonymie, pour catégoriser, assigner, enfermer voir même dénigrer ou exotiser des individus : classes populaires, quartiers populaires, culture populaire, parlers populaires (parfois dits « patois », « argots », etc.). Maurepas est ainsi défini comme un quartier populaire. Mais qu’appelle-t-on Maurepas ? Les belles résidences à quelques pâtés de maison du GRPAS sont-elles populaires ? un restaurant chic ou le parc où jouaient les enfants hier ont-ils quelque chose de populaires ? Et où se situent les frontières entre Maurepas et son extérieur ?

Maurepas ou pas

Pour nous autres, explorateurs extérieurs au quartier, qui n’y résidons pas et ne le connaissons pas (ou pas beaucoup), il semble d’après les échos des uns et des autres au sein de la résidence, qu’aucun panneau, aucune route, aucun changement d’architecture pertinent (les apparences sont apparemment trompeuses à ce sujet) ne nous permettent de distinguer des frontières. La seule solution envisageable pour moi est donc à chercher dans l’interaction : je demande aux enfants avec qui l’on explore la ville de définir leur territoire, leurs normes, leurs frontières, etc. « Maurepas » n’est ainsi qu’un élément parmi d’autres mises en mots de leur espace perçu, les limites de leur territoire sont fluctuantes et diverses (quant aux lieux pertinents, dans l’interaction avec les enfants au cour de la résidence, ils se construisent notamment autour de rencontres avec un troupeau de chenilles ou avec une famille de coccinelles!). C’est à partir de ces limites que j’interrogerai l’espace à explorer.  Questionner avec eux le centre-ville est intéressant de ce point de vue. Le centre-ville est-il au centre ? au centre de quoi ? pourquoi ? Comme les « quartiers populaires », le « centre-ville » trahit une représentation sociale normée de la ville : on retrouve la dialectique centralité-périphéricité de S. Hall. A Rennes, le « centre-ville » social institué se situe à peu près au centre physique de la ville. Dans les deux cas, pour ces deux centres superposés, cette manière d’organiser la ville est politiquement significative. Ce qui m’amène à mon dernier questionnement : ville sociale et ville physique.

Ville sociale, ville physique

‘’Si la réalité sociale implique des formes et des rapports, si elle ne peut se concevoir de façon homologue à l’objet isolé, sensible ou technique, elle ne subsiste pas sans attaches, sans accrochage aux objets, aux choses. Insistons bien sur ce point, méthodologiquement et théoriquement important. Il a donc lieu et raison de distinguer la morphologie matérielle et la morphologie sociale. Peut-être devrions-nous ici introduire une distinction entre la ville, réalité présente, immédiate, donnée practico-sensible, architecturale – et d’autre part, l’urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou reconstruire par la pensée.’’ (H. LEFEBVRE, 1967 : 46-47)[2]

Il me semble que la ville physique est plutôt construite, configurée, contrôlée de manière stratégique, par le centre, par la norme. La ville sociale (ou l’urbain) est quant à elle davantage un lieu de négociation intersubjectif, un lieu potentiel de tactique, de réappropriation sémantique, spatiale, discursive. Bien sûr, cette distinction est une proposition elle aussi à questionner. Ainsi, l’ordre social est également dominant sur le terrain symbolique, et donc dans la mise en mots des espaces, des individus et de leurs pratiques mais ceux-ci ne manquent pas de déformer, de s’approprier, de nier ou de s’affranchir de ces normes sociales et sociolinguistiques. De l’autre côté, la tactique peut aussi se jouer sur le terrain physique : squatter, taguer, monter sur le toit d’un gymnase : les résistances ne sont pas seulement symboliques ou sociolinguistiques.

Il s’agit donc pour moi d’un côté :

– d’interroger les pratiques discursives et les discours sur ces pratiques ;

– d’interroger l’espace et les territoires vécus et perçus ;

– également d’accompagner les enfants dans leurs pratiques physiques et spatiales quotidiennes et d’interroger les mises en mots de celles-ci.

de l’autre de les sensibiliser et de les faire réagir, réfléchir, échanger sur ces questions au cours des discussions, des jeux et des entretiens que nous feront passer ensemble (les enfants et moi) à des proches ou à des inconnus, du quartier ou d’ailleurs…

 


[1]  S. HALL, 2007, Identités et cultures, Politiques des Cultural Studies, Editions Amsterdam, Paris

[2] H. LEFEBVRE, 2009 (1967), Le droit à la ville, Editions Economica, Paris

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