La langue
La langue parlée me parait jouer un rôle important en cela qu’il impacte profondément nos collaborations et nos processus de travail. De mon point de vue de profane, je pense que nous atteignons nos limites intersubjectives entre les membres de l’expédition, précisément à son niveau linguistique, lequel englobe nos constructions mentales et nos modèles culturels. Les mots et les concepts que nous utilisons entre nous ne sont partagés que partiellement, du fait de nos différentes origines : Polonaise, Espagnole et Française. Nous nous expliquons ensemble en utilisant l’anglais, un espace unique de compréhension mutuelle. Nous y subissons une dégradation inégale de notre propos, du fait que, pour la plupart d’entre nous, nous maîtrisons mal l’anglais. Et quand bien même nous ne possédons pas nativement le modèle culturel anglais duquel sont issus et interprétés les mots que nous employons pour nous faire comprendre. Il est évident par exemple que les mots « expédition » ou « collaboration » ne désignent pas complètement la même réalité d’une langue à l’autre.
Comme l’exprime clairement le philosophe Ernst Von Glasersfeld, les différents contextes de langage apportent différentes visions du monde. Du point de vue subjectif, c’est certain, mais entre personnes de même langage, nous pouvons facilement faire entendre notre opinion et la compléter avec celle des autres 1. En revanche, nous nous trouvons explicitement dans la situation de l’étranger lorsqu’il s’agit de coopérer avec un membre de l’équipe d’une autre langue, ou lors de nos réunions quotidiennes. L’espace intersubjectif trouve sa limite dans notre espace linguistique, au travers duquel nous construisons et rationalisons la réalité sociale. Cette situation est-elle dommageable pour autant ? Je n’en suis pas sûr, dans la mesure où elle offre des possibilités de déplacement au sein de nos disciplines, d’adaptation et de lucidité. En même temps que nous construisons un langage commun, aussi réduit qu’il soit, chacun de nous est en mesure d’adopter une attitude critique et endurante vis-à-vis du modèle culturel de son interlocuteur. Cette attitude critique est propre à l’étranger, tel qu’Alfred Schultz la décrit dans son célèbre article « The Stranger, An Essay in social Psychology » 2. En effet, l’étranger, nous dit-il, traverse une situation de crise qui l’oblige à « interpréter le modèle culturel du nouveau groupe social qu’il aborde, et de s’orienter en son sein. » 3 Ce modèle sert de référence non questionnée aux membres d’une même communauté linguistique et comporte en lui-même sa propre évidence. Pour pénétrer et comprendre ce modèle, l’étranger doit remettre en question tout ce qui va de soi. Son adaptation est un « continuel processus d’enquête » 4. Il est en mesure au bout d’un certain temps de percevoir les marges d’interprétations qui entourent un mot dans une autre langue, sans pour autant l’utiliser de façon pertinente, naturelle et spontanée. Les allants de soi qui sont en vigueur chez son interlocuteur ne le sont pas pour lui, car lui-même se rend compte de l’inefficacité de ses propres repères dans sa situation d’étranger. Se développe en lui une certaine lucidité, une clairvoyance sur les conceptions naturelles que les personnes d’un même langage partagent sur le monde. Au sein de l’équipe d’Expéditions, chacun semble être lucide sur la fragilité de nos conceptions, et les concepts les plus simples sont souvent discutés entre nous pour y être reconstruits. Cette situation favorise donc un esprit critique sur notre projet et les travaux que nous y entreprenons individuellement.
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Que je suis en partie d’accord avec toi. Philippe BLANCHET propose la même théorisation des langues que VON GLASERSFELD dans l’idée que « chaque langue est une version du monde différente » (cf article Inter-quoi?Début de réflexions ) – et c’est pourquoi la traduction est un problème en soi. Il semble évident que l’intercompréhension mutuelle est plus aisée avec des personnes dont nous partageons l’univers langagier (et donc a priori au moins une partie de l’univers culturel), puisque la métacommunication et les nuances sont plus aisées à aborder que une situation interculturelle où la / les langue(s) véhiculaire(s) utilisées ne sont pas, comme tu l’as justement souligné, maitrisée également par tous les membres de l’équipe.
Néanmoins, c’est également ce qui rend ces communications interculturelles plurilingues plus vigilantes, non? J’entends par là que dans cette situation, nous sommes sur nos gardes ; la crainte des incompréhensions entraine / peut entrainer un plus grand soin apporté au sein d’une communication, davantage de reformulations, moins de craintes d’expressions des incompréhensions linguistiques (souvent mal perçues et mal vécues dans un paradigme franco-français). Il est plus aisé de remarquer les différences culturelles lorsque l’altérité se représente comme symboliquement plus radicale que lorsqu’elles s’opèrent dans le même univers linguistique, où des normes s’imposent tacitement.
Ici, la co-construction d’un univers nécessaire de référence, et les ponts qui cherchent à être créés entre les uns et les autres afin de permettre un travail collaboratif, nous oblige comme tu le dis, à déconstruire et à questionner nos concepts et représentations, par le prisme de ces nouvelles subjectivités, ou cette confrontation inter-culturelle / disciplinaire.
Je m’introduis comme un profane dans un domaine que je connais mal. Merci pour ces précisions.
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