L’artiste observateur
Les artistes explorent le monde comme ils s’explorent eux-mêmes. C’est une discussion que nous avons eu avec Alba un soir. Si les détails aperçus quelque part ou l’objet trouvé dans les poubelles intéressent l’explorateur de façon inopinée, ce n’est pas l’objet qui est déterminant, mais les intentions qui accompagnent la perception à un instant t. C’est une décision qui revient à l’observateur, une dérive qui prend la forme d’une digression, un détour de la raison. Un retour momentané sur soi.
Pendant son « enquête socio-graphique », Anthony déclare repérer au cours d’une situation les éléments anachroniques, antinomiques, décalés, voire absurdes, par exemple un chapeau de cheminée dépassant de la tête de son interlocuteur. Il me parle du roman de Boris Vian, L’Arrache-cœur, dans lequel l’auteur décrit un village tout à fait normal, parsemé de petite incongruité. J’observe que les déplacements qu’il opère dépendent de l’état subjectif de l’observateur, à savoir lui, état qui renvoie directement à ses conditions de perception. Le sentiment d’étrangeté qu’Antony confère au chapeau de cheminée est une importation dont il formule l’intention. Anthony n’en reste pas là. En s’appuyant sur le fait que chaque observateur est donc souvent seul face à ses observations, qu’il décide où non à partager avec les autres, il remarque que |
les possibilités d’interprétation de la réalité sont multiples, ainsi que les représentations et les discours que nous pouvons lui donner. Alors, et là le travail d’Anthony prend tout son sens, comment arrive-t-on, se demande-t-il, à entretenir finalement des idées préconçues, des archétypes, sur la réalité, et notamment sur la réalité des quartiers populaires ?
La situation de l’observateur est aussi en discussion chez Richard. Il cherche dans la plupart des cas à se dissimuler dans la réalité qu’il photographie. Le photographe Depardon, m’apprend Richard, se dissimule dans une cape, par exemple, pour passer inaperçu. Tous les photographes recherchent cette discrétion, un mélange d’invisibilité et de neutralité. Or, Richard me dit rencontrer de nombreuses difficultés à cela. Ce point de départ l’oblige à modifier son apparence. Il souhaite pour cela renverser la situation de l’observateur, en modifiant son apparence physique à partir des codes de « normalité » locaux. Il fait l’expérience du territoire qu’il observe, non pas en le photographiant, mais en tentant de s’y assimiler. |
« Il faut attendre que s’opère la décantation et ne pas gâcher le sujet en l’attaquant trop vite et trop tôt. Le fait est que j’ai mal organisé mon travail en Chine : j’ai visité le plus de choses possibles et me suis en même temps renseigné, succinctement, sur les questions les plus diverses. J’aurais dû soit faire carrément le flâneur et le touriste (auquel cas j’aurais probablement rapporté des impressions littéraires utilisables), soit m’attacher à une seule question (sur laquelle j’aurais pu, malgré la brièveté de mon séjour, recueillir une documentation valable) ». Michel Leiris, « Journal – 1922-1989 », Gallimard, 1992, p.490.
« J’écoute, je questionne, j’offre beaucoup de thé », Michel Leiris, « L’Afrique fantôme », Gallimard, 1951, p. 440 (Gallimard, 1934).