Premiers résultats
Au cours de l’expédition 2012 à Rennes, je suis allé à la rencontre de personnes vivantes dans le quartier de Maurepas (des enfants et des adultes) et de personnes y travaillant (notamment à la Mairie de quartier et au pôle social). Je me suis aussi rendu à l’extérieur du quartier, dans le centre-ville, sans entreprendre de démarche de rencontre, seulement de l’observation. J’étais habité par l’idée de prélever des échantillons de corps humains, considérant celui-ci comme un aspect primordial de la vie sociale.
À plusieurs reprises, les recherches de Husserl révèlent que la présence corporelle est la manifestation première de l’autre, en tant que structure organique capable de comportements similaires au mien (Husserl, Médiations Cartésiennes, Paris, Vrin, 2001, p.194-195). La manifestation du corps de l’autre « rappelle l’aspect qu’aurait mon corps si j’étais là-bas. » (Ibid., p.191-192) Husserl l’explique également comme ceci : « Si dans ma sphère primordiale apparaît, en tant qu’objet distinct, un corps qui “ressemble” au mien […] il semble immédiatement clair qu’il doit aussitôt acquérir la signification d’organisme qui lui est transféré par le mien. » (Ibid., p. 158) Cette reconnaissance de soi dans l’autre donne lieu à la possibilité d’un monde objectif (Ibid., p. 153) ou d’une « communauté des hommes [impliquant] une existence réciproque de l’un pour l’autre » (Ibid., 209). Dans la mesure où l’identité de mon corps et du corps de l’autre est établie (voir comment Ibid., p.183) « on a donc le droit de parler ici de la perception de l’autre et, ensuite, de la perception de monde objectif, de la perception du fait que l’autre soit la même chose que moi, etc. », bref, la constitution du corps d’autrui, lui-même.
Pour prélever les échantillons de corps, comme annoncé dans mes intentions, j’ai utilisé la technique du moulage au plâtre. L’empreinte des mains ou des doigts dans l’argile rouge constitue le moule lequel reçoit le plâtre. L’opération aboutit à la reproduction à l’échelle 1 de la partie du corps prélevée. Les accidents dus à la technique de prélèvement ont causé quelques dégâts en déformant les moules. J’ai été surpris par les résultats qui donnent à penser et à voir que l’observateur que je suis interagit sur le résultat de ses observations. La présence de l’observateur et le procédé technique que je mets en place impriment à l’interprétation du réel sa marque. J’ai donc accentué ces effets de déformation pour extraire ces échantillons du monde duquel ils proviennent, et préparer ainsi les fondements différés d’une relecture objective de ma création. Je rejoue les processus d’exploration et de compréhension scientifique occidentale du monde, à son stade primitif.
J’ai eu l’occasion aussi de prélever quelques empreintes graphiques de la paume de la main des personnes rencontrées. Ces traces sont indicatives notamment des dessins qui ornent l’intérieur de la main, de la taille et de la position des doigts. Il est possible d’en extraire des catégories, définies en comparaison avec ma propre main. Là encore, je suis l’observateur, et je reconnais que la lecture objective préliminaire à toutes mes opérations d’interprétation du monde se constitue au sein de ma propre conscience. Je reste « maître » des orientations à donner, ou comme le dit Husserl de ma « vie intentionnelle », lui-même affirmant que nulle réalité n’existe sans une « donation de sens ». (Husserl, Ideen 1, Paris, Gallimard 1950, 2003, p.183)
Quelques citations de Husserl éclairent assez bien la position « exagérée » du regard que je porte sur le territoire exploré :
« J’ai conscience d’un monde qui s’étend sans fin dans l’espace, qui a et a eu un développement sans fin dans le temps. Que veut dire : j’en ai conscience ? D’abord ceci : je le découvre par une intuition immédiate, j’en ai l’expérience. […] Les êtres animés également, tels les hommes, sont là pour moi de façon immédiate […]. » (Ibid., p.87-88.)
« Dans l’activité libre mise en jeu par l’expérience et qui fait accéder à l’intuition ce qui m’est présent […] je peux faire naître en moi des perceptions et des présentifications toujours neuves et plus ou moins claires ou riches de contenu, ou bien encore des images plus ou moins claires, par lesquelles je donne la richesse de l’intuition à tout ce qui est possible et peut être conjecturé dans les formes stables du monde spatial et temporel. » (Ibid. p.90.)
« C’est à ce monde, à ce monde dans lequel je me trouve et qui en même temps m’environne, que se rapporte le faisceau des activités spontanées de la conscience avec leurs multiples variations : l’observation dans le but de la recherche scientifique, l’explication et l’élaboration des concepts mis en jeu dans la description, la comparaison et la distinction, la colligation et la numération, les hypothèses et les conclusions, bref la conscience au stade théorique, sous ses formes et à ses degrés les plus différents. » (Ibid, p.91.)
« On n’en remarque donc pas à quel point il est absurde de porter à l’absolu la nature physique qui n’est que le corrélat intentionnel de la pensée déterminant logiquement son objet. » (Ibid., p.176)
Je transpose volontairement ces analyses de Husserl en recommandations. Voilà que les échantillons prélevés lors de mes explorations constituent la matière théorique des êtres vivants que je propose d’objectiver du point de vue, et dans les limites, de mon propre corps, de mon propre monde. Je porte à l’absolu mon existence physique et mentale en tant que référence, intégrée à la conscience que j’ai d’appartenir à une culture. C’est de cette plateforme que l’expédition a lieu. Je me déplace avec le monde dans lequel je vis.
J’ai souhaité illustrer ce déplacement en photographiant des figurines Playmobil reproduisant la situation des personnes présentes à l’arrière-plan de l’image. L’effet de dédoublement donne aux figurines un aspect vivant, et aux vivants un aspect de figurine. Pourtant, l’aspect corporel de ces personnages se distingue à tout point de vue des êtres vivants observés. Cet effet de distance et de rapprochement réduit les êtres vivants observés à mon niveau d’observation. Le Playmobil est la figure de l’observateur, lequel imite les êtres vivants qu’il observe, dans la limite de ses capacités corporelles. C’est une métaphore de la limite de l’horizon culturel qui encadre tout observateur en situation d’exploration d’un territoire inconnu. Mais n’ayant pour seule référence que lui-même, il entreprend à cette distance l’étude, la compréhension et l’interprétation du monde de l’autre.
La poursuite de mes travaux s’effectue à présent dans mon laboratoire. Les échantillons sont étudiés, classifiés, ordonnés et conservés. La production plastique de cette partie là de l’expédition 2010 aboutira, sur le plan formel, à une présentation de ces échantillons accompagnés des conclusions pseudoscientifiques qui s’imposeront à l’analyse.
Tags : Corps, Empreintes, Figurines, Interprétations, Mains, Matériel, Moulage, Observateur, Situations
Vous pouvez suivre les commentaires de cet article via le flux RSS 2.0.