Exploration : acte 4
Un petit retour sur ces derniers jours d’exploration très riches et très denses. J’ai dis hier avoir peu de recul sur la « matière » produite durant cette semaine. Aucune analyse ici donc, seulement une description des dernières expéditions et des pistes de réflexion…
Mercredi 14/03 :
Nous sommes partis avec les enfants interviewer un commerçant du quartier, gérant d’un restaurant. La situation est intéressante, il connaît certains des enfants et nous allons parler de langues et d’espaces. Comme eux, il est plurilingue, il s’agit de continuer à sensibiliser les enfants à l’existence courante de la diversité des pratiques linguistiques et à leur légitimité dans l’espace social. Il s’agit aussi d’aborder l’espace et la collaboration autour de son questionnement, nous entreprendrons donc de construire avec lui une carte. Celle-ci s’élabore d’abord avec le commerçant et son ami présent puis les enfants, plus familiers du quartier (le commerçant n’y habite pas) interagissent pour continuer. Réticents au départ, la valorisation de leurs compétences spatiales (comme celle de leurs compétences linguistiques) donnera lieu à des interactions intéressantes. En l’occurrence, ils sont effectivement plus compétents sur la description et l’énumération de certaines parties du quartier que les adultes présents. Si ces derniers, comme souvent, commencent à organiser l’espace, les enfants parviennent à y situer une grande partie des lieux…
L’après-midi continue avec des adolescents du Val d’Ille, communauté de communes voisine. Je parlais hier de cette rencontre. Elle a fait émerger des éléments intéressants. Les adolescents ont notamment demandé aux enfants s’ils avaient des origines étrangères. Si la question semble anodine (elle s’inscrivait dans le contexte de la discussion), la réaction d’une enfant qui m’accompagnait me semble particulièrement intéressante. Quand le tour des enfants est venu de poser des questions aux adolescents, elle a timidement retourné le questionnement de l’origine à ceux-ci (« et vous vous êtes de quelle origine ? »). Le questionnement m’a paru aussi légitime qu’il pouvait être inhabituel pour ces adolescents. Je pense que certains « inter-dits » que j’évoquais hier ne sont pas conscientisés par les enfants. La question de l’origine (corrélée à la matrice discursive de l’« étranger », figure symbolique de l’altérité[1]) soulève des inter-dits. L’équilibrage proposé par cette enfant (poser la même question à tout le monde) relève à mon sens du questionnement de cet inter-dit et à vrai dire de la tacticité. Je reviendrai plus précisément sur les questionnements qui émergent ici dans mes prochaines analyses…
Jeudi 15/03 :
Première exploration de l’extérieur du territoire des enfants. Nous sommes allés interroger sur sa demande (j’ai décidé à partir de mercredi soir de rendre plus effective ma proposition de partir des volontés des enfants) le père d’une enfant, restaurateur dans le centre-ville. Avec Anne-Catherine du GRPAS et trois autres enfants, nous nous sommes aventurés dans la ville en préparant le questionnaire dans le bus. La rencontre avec cet homme a permis de valoriser des pratiques linguistiques (celles du père et celles de sa fille) auprès des enfants et d’observer une nouvelle collaboration cartographique. Après avoir parlé de langues (il nous dit en parler 7), nous avons également interrogés sa connaissance du quartier autour de la proposition cartographique. Il dessine les alentours de son appartement avec l’aide de sa fille, les autres enfants sont également concernés par cette activité. J’ai réellement le sentiment que les choses évoluent positivement, comme je l’écrivais hier autour de l’intervention. Depuis jeudi, l’aisance des enfants à valoriser leurs pratiques linguistiques a visiblement progressé en ma présence. Je m’interroge sur les possibilités de continuer le travail et sur les formes de restitution possibles auprès d’eux…
Vendredi 16/03 :
Nous retournons dans le centre-ville, à la demande d’un enfant qui avait déjà participé la veille. En deux heures, nous explorons la place Saint-Anne (notre station de bus), la Visitation, la place Hoche, la place de la Mairie, République et arrivons jusqu’au centre commercial « Colombia ». Les enfants guident le trajet et nous demandons aux passants de nous informer sur les lieux inconnus que nous observons. Nous dessinons la carte au fur et à mesure. Nous observons également les langues présentes sur ce territoire. Dans ce laps de temps, nous en repérons au moins trois : français, anglais (« Women only », « Foot Locker » « The brand with the three stripes ») et espagnol (une jeune fille que l’on interroge sur ses compétences linguistiques nous dit le parler), j’essaie de sensibiliser les enfants à cette omniprésence du plurilinguisme, ici comme ailleurs. A ce propos, dans mes multiples interrogations à ce sujet, aucun enfant n’a identifié de corrélations entre pratiques linguistiques (langues ou pratiques langagières) et espaces perçus dans la ville, contrairement à des enquêtes réalisées à Rennes auprès d’adultes[2]. Aucune conclusion ici, simplement des impressions…
Samedi 17 / 03 :
La journée d’aujourd’hui a enfin été l’occasion d’une première restitution en face du GRPAS au milieu d’un passage fréquenté par les gens du quartier (il joint « le quartier » à l’espace commercial « Gros chêne »). J’ai exposé et continué le travail de cartographie collaboratif. Durant l’après-midi, plusieurs enfants ont réalisé des cartes, cette fois sans aucune aide. Ils me décrivaient simplement ce qu’ils faisaient (les discours étaient à nouveau enregistrés). J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer pour la première un groupe d’adolescents du quartier (entre 12 et 16 ans). Certains d’entre eux ont apparemment fréquenté le GRPAS. Ils se sont prêtés au jeu de la cartographie. Leurs pratiques linguistiques m’ont semblé très différentes de celles des enfants. J’ai repéré des effets d’alternances codiques et de ce qu’on appelle des « parlers jeunes » qui n’existent presque pas chez les enfants avec qui nous avons travaillé. Ils ont également mis en mots (et en carte) leur espace de référence assez différemment des enfants. Les parcs ont disparu, des mises en mots nouvelles sont apparues (le « Bat’ » pour un immeuble précis, le nom d’un autre espace que je n’avais pas entendu) et la carte collective qu’ils ont fait n’intègre pas le lieu où nous sommes, elle représente une zone beaucoup plus au sud. Je n’ai pas eu le temps de discuter avec eux des langues et pratiques langagières. J’aurai beaucoup aimé connaître leur opinion sur ces questions ainsi que sur celle de la spatialisation linguistique. La question de l’adolescence et des évolutions qu’elle implique est apparue en filigrane au cours du projet, j’espère que j’aurai l’occasion, plus tard, de l’interroger…
[1] T. DESHAYES, 2011 : Identité(s) et altérité(s) dans le discours de l’âge de la tortue : enquête auprès de participants du projet Correspondances citoyennes en Europe, publication à venir
[2] Notamment T. BULOT, 2006 : Discrimination et processus discursifs de fragmentation des espaces urbains – Signalétique et bilingusime dans T. BULOT, V. VESCHAMBRE (Dirs) « Mots, traces et marques – Dimensions spatiale et linguistique de la mémoire urbaine », L’Harmattan, Espaces discursifs, pp 97 – 122. : Dans cette enquête, le centre-ville est identifié par les rennais comme un quartier où l’on parle plutôt « bien » le français, Maurepas, comme un quartier où on le parle plutôt « mal »…