Question boomerang
La question boomerang. Devant l’école, j’ai sollicité Catarina, 11 ans. Je lui explique que j’essaie de recueillir des questions. Elle ne se montre pas outre mesure surprise. Pourquoi s’étonner de si peu ? Je lui demande si elle pense à une question et si elle accepte de me la confier. Elle répond oui, sans hésiter et enchaîne, en se tournant vers Romain qui est en train de prendre des empreintes de main : « Pourquoi il fait ça ? A quoi ça sert ? ». Hier matin, j’ai vécu une situation similaire. J’ai croisé Richard avec « son » groupe d’enfants. La petite Shiramie me reconnaît et me demande immédiatement : « Qu’est-ce que tu fais ? ». Et me voilà en train de lui expliquer que je retourne au gymnase car j’ai aperçu sur le mur un panneau qui m’intéresse. Pourquoi pas ?, en effet ! Qu’y aurait-il de surprenant à cela ?
La question me revient en boomerang : « qu’est-ce que je fais là ? ». Effectivement…
Paloma s’est d’ailleurs saisi de cet enjeu et a proposé aux enfants de mener une expédition sur l’expédition. À mon tour de me frotter à la question. Que peuvent penser les personnes lorsqu’elles nous voient le matin, devant l’école, occupés à prendre des empreintes de main avec de la terre glaise ou à les solliciter à propos des questions qu’elles se posent. J’espère que des habitants du quartier s’associeront à l’« apéro sociologique » que nous organisons en fin de journée et nous feront part de leur ressenti.
Notre présence n’est d’ailleurs pas si inattendue car nous collaborons avec l’équipe du GPAS dont l’activité est bien repérée dans le quartier. La dimension artistique du projet en facilite certainement aussi l’« acceptation ». Dans l’imaginaire collectif, l’artiste est celui dont on attend (paraît-il!) l’imprévu et l’imprévisible. En tant que sociologue, nous bénéficions de cette ambiance vertueuse. Dans d’autres contextes, les chercheurs ne sont pas attendus avec autant de sollicitude. Il est vrai qu’un certain nombre de collègues se comportent fréquemment comme des chercheurs embedded, agissant pour le compte d’institutions, encadrées par elles, sans réelle marge critique. Ici, dans notre projet « Expéditions », pour notre part, nous avançons à découvert !
Qu’est-ce que je viens faire dans ce projet ?, qu’est-ce que je viens y chercher ? Tout d’abord, une dynamique d’interpellation réciproque, un jeu d’interpellation croisée entre artistes, éducatrices et chercheurs, une forme d’entre-capture de nos activités. Art, sociologie et pédagogie se sollicitent mutuellement. J’aime engager mon travail sociologique au plus près des questions et des doutes de mes compagnons de route, comme je l’ai fait ce matin avec Nicolas, Hélène et Anne-Catherine quand nous discutions de l’« apéro sociologique » de ce soir et des questions qui se posent : comment accueillir des personnes extérieures à l’équipe ? Comment faciliter leur prise de parole ?… L’art et la pédagogie deviennent partenaires épistémiques de la sociologie (la formule est de Jean-Olivier Majastre) ; artistes, éducateurs et chercheurs, complices en recherche.
En second lieu, je suis en attente d’une expérience – d’une expérience sociologique –, c’est-à-dire en attente de situations qui « éprouvent » mon geste professionnel, de processus qui (ré)engage ce que je suis (en tant que sociologue), de moments qui (ré)actualisent et (ré)atteste une pratique. C’est ce que m’apporte cette sociologie de plein vent, alors que le cadre institutionnel et académique aura tendance, à l’inverse, à dépassionner et à neutraliser, voire tout simplement à normaliser. Les institutions sont fréquemment en déficit d’« expérience » – on y éprouve parfois peu de chose – et l’institution de la recherche n’échappe pas à cette euphémisation des pratiques et des engagements.
Quand je parle d’épreuve, je ne l’associe pas à des affects négatifs du type souffrance ou difficulté. Éprouver, c’est avant tout ressentir – et j’ai besoin de « ressentir » mon geste professionnel et seules des situations immédiates, vives, intempestives m’octroient cette possibilité. Éprouver, c’est aussi « faire preuve », c’est jauger de la valeur, c’est vérifier concrètement qu’une analyse « tient », qu’un concept reste opératoire. Les « éprouver », c’est rendre compte de leur valeur (de leur « grandeur » diraient Boltansky et Thévenot).
« Pourquoi je fais ça ? À quoi ça sert ? ». Je le fais parce que je pense que cette aspiration (expérimenter, éprouver, ressentir, explorer..) nous est commune, indépendamment de nos métiers, âges et milieu de vie. Lorsque nous partons en expédition avec les enfants, nous partons à la rencontre et à la découverte de situations et de réalités – des réalités nécessairement nouvelles, bien qu’elles puissent être familières ; les enfants les (re)découvrent du seul fait qu’ils les partagent avec un artiste ou un chercheur.